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CORRESPONDANCE

92. AU MÊME.
Marseille, fin avril 1845.

Ah ! Ah ! Ah ! Figure-toi un homme qui respire après une haute montée, un cheval qui s’arrête après un long galop, tout ce que tu voudras enfin, pourvu qu’il y ait idée de liberté, d’affranchissement et de repos, et tu te figureras moi t’écrivant. Plus je vais, et plus je me sens incapable de vivre de la vie de tous, de participer aux joies de la famille, de m’échauffer pour ce qui enthousiasme, et de me faire rougir à ce qui indigne. Je m’efforce tant que je peux de cacher le sanctuaire de mon âme : peine inutile, hélas ! les rayons percent au dehors et décèlent le Dieu intérieur. J’ai bien une sérénité profonde, mais tout me trouble à la surface. Il est plus facile de commander à son cœur qu’à son visage. Par tout ce que tu as de plus sacré, par le Vrai et par le Grand, cher et tendre Alfred, ne voyage avec personne ! avec personne ! Je voulais voir Aigues-Mortes et je n’ai pas vu Aigues-Mortes ; la Sainte-Baume et la grotte où Madeleine a pleuré, le champ de bataille de Marius, etc. Je n’ai rien vu de tout cela parce que je n’étais pas seul, je n’étais pas libre. Voilà donc deux fois que je vois la Méditerranée en épicier ! La troisième sera-t-elle meilleure ? Il va sans dire que je suis très content de mon voyage et toujours d’un caractère très jovial, ce qui peut me faciliter mon établissement si j’ai envie de me marier.

Nous avons descendu la Saône en bateau à vapeur jusqu’à Lyon et, de Lyon, le Rhône jus-