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CORRESPONDANCE

l’artiste, un orgue de Barbarie s’est mis à jouer sous les fenêtres, comme autrefois pendant que je leur lisais Hernani ou René ; et puis je me suis dirigé vers la demeure d’un grand homme. Ô malheur ! il était absent. « M. Maurice vient de partir ce soir pour Londres. » Tu conçois que j’ai été embêté et que j’aurais voulu trouver une boule aussi exquise et pour laquelle je me sens une invincible tendresse. — Le commis de Maurice m’a trouvé grandi ; que dis-tu de ça ?

M’étant procuré par Panofka l’adresse de Mme P***[1], je me précipitai dans la rue Laffitte et je demandai au concierge le logement de cette femme perdue. Ah ! la belle étude que j’ai faite là ! et quelle bonne mine j’y avais ! Comme j’avais l’air du brave homme et de la canaille ! J’ai approuvé sa conduite, me suis déclaré le champion de l’adultère et l’ai même peut-être étonnée de mon indulgence. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle a été extrêmement flattée de ma visite et qu’elle m’a invité à déjeuner à mon retour. Tout cela demanderait à être écrit, détaillé, peint, ciselé. Je le ferais pour un homme comme toi si avant-hier je ne m’étais écorché le doigt, ce qui m’oblige à écrire lentement et me gêne à chaque mot.

J’ai eu pitié de la bassesse de tous ces gens déchaînés contre cette pauvre femme. On lui a retiré ses enfants, on lui a retiré tout. Elle vit avec une rente de 6,000 francs, en garni, sans femme de chambre, dans la misère. À mon avant-dernière visite, elle rayonnait dans deux salons dont les

  1. Mme Pradier, femme du sculpteur.