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XIX
SOUVENIRS INTIMES

arbres ; sous leur verdure les malades, les jours de soleil, viennent s’asseoir sur les bancs de pierre ; de temps en temps l’aile blanche du grand bonnet d’une sœur traverse rapidement la cour, puis ce sont quelques rares visiteurs, les parents des malades ou les amis des internes, mais jamais rien de bruyant, rien d’inattendu.

Ce milieu mélancolique et sévère n’a pas dû être sans influence sur Gustave Flaubert. Il s’en est dégagé cette compassion exquise pour toutes les souffrances humaines, et aussi cette haute moralité qui ne l’a jamais quitté et que ne soupçonnaient guère ceux qu’il scandalisait par ses paradoxes.

Rien ne répondait moins à ce qu’on est convenu d’appeler un artiste que mon oncle. Parmi les particularités de son caractère, un contraste m’a toujours étonnée. Cet homme si préoccupé de la beauté dans le style et qui donnait à la forme une place si haute, pour ne pas dire la première, l’a été très peu de la beauté des choses qui l’entouraient ; il se servait d’objets et de meubles dont les contours lourds ou disgracieux eussent choqué les moins délicats, et n’avait nullement le goût du bibelot si répandu à notre époque. Il aimait l’ordre avec passion, le poussait même jusqu’à la manie, et n’aurait pu travailler sans que ses livres fussent rangés d’une certaine façon. Il conservait soigneusement toutes les lettres à lui adressées. J’en ai trouvé des caisses pleines.

Pensait-il qu’on en ferait autant à l’égard des siennes et que, plus tard, le grand intérêt de sa correspondance, qui le révèle sous un jour si différent de ses œuvres, m’imposerait la tâche de la recueillir et de la publier ? Nul ne peut le dire.

Il a toujours apporté une régularité extrême au travail de chaque jour ; il s’y attelait comme un bœuf à la charrue, sans se soucier de l’inspiration dont l’attente stérilise, disait-il. Son énergie de vouloir, pour