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CORRESPONDANCE

connaissez ces verres de couleur qui ornent les kiosques des bonnetiers retirés. On voit la campagne en rouge, en bleu, en jaune. L’ennui est de même. Les plus belles choses, vues à travers lui, prennent sa teinte et reflètent sa tristesse. Quant à moi, c’est une maladie de jeunesse qui revient à mes mauvais jours, comme aujourd’hui. On ne peut pas dire de moi comme de Pantagruel : « et puis estudioit quelque méchante demy-heure, mais toujours avoit l’esprit en cuisine ». C’est en pire chose que j’ai l’esprit : c’est aux sangsues qu’on m’a mises hier et qui me grattent les oreilles, c’est à la pilule que je viens d’avaler et qui navigue encore dans mon estomac sur le verre d’eau qui l’a suivie.

Savez-vous que nous n’avons pas sujet d’être gais ! Voilà Maxime[1] parti ; son absence doit bien vous peser. Moi, j’ai mes nerfs qui me laissent peu de repos. Quand nous reverrons-nous tous à Paris, en belle santé et en belle humeur ? Quelle belle chose ce serait pourtant qu’un petit cénacle de bons garçons, tous gens d’art, vivant ensemble et se réunissant deux ou trois fois par semaine pour manger un bon morceau, arrosé d’un bon vin, tout en dégustant quelque succulent poète ! J’ai souvent formé ce rêve ; il est moins ambitieux que bien d’autres, mais peut-être ne se réalisera-t-il pas davantage ? Je viens de voir la mer et je suis rentré dans ma stupide ville : voilà pourquoi je suis plus embêté que jamais. La contemplation des belles choses rend toujours triste pour un

  1. Maxime du Camp était parti le 4 mai pour un voyage en Orient.