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DE GUSTAVE FLAUBERT.

83. À ERNEST CHEVALIER.
[Nogent, 2 septembre 1843.]

Ah ! sans la pipe, la vie serait aride, sans le cigare elle serait incolore, sans la chique elle serait intolérable ! Les imbéciles vous disent toujours : Singulier plaisir, tout s’en va en fumée ! » Comme si tout ce qu’il y a de plus beau ne s’en allait pas en fumée ! et la gloire, et l’amour ? et les rêves, où vont-ils, où vont-ils, mes amis ? Dites-moi donc si les plus beaux spasmes des adolescents, les plus larges baisers des Italiennes, si les plus grands coups d’épée des héros ont laissé autre chose dans le monde que n’en a laissé ma dernière pipe. Il faut convenir que les gens braves sont grotesques et que le peu d’éléments comiques que possède le siècle vient encore d’eux. Il n’y a pas pour moi de prêtre à l’autel, d’âne chargé de fumier, de poète hérissé de métaphores ni de femme honnête, qui me semble aussi comique qu’un homme sérieux.

Je disais donc que je fumais ; j’ajoute que je lis un peu de Ronsard, de mon grand et beau Ronsard, pour lequel je ne suis pas le seul qui nourrisse une religion particulière. Singulière chose que la renommée. Quand je pense qu’un pédant comme Malherbe et un pisse-froid comme Boileau ont effacé cet homme-là et que le Français, ce peuple spirituel, est encore de leur avis ! ô goût, ô porcs, porcs en habit, porcs à deux pattes et à paletot !

Je te disais donc que je lisais du Ronsard, et puis, après, qu’est-ce que je fais encore ? Eh bien,