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XVI
SOUVENIRS INTIMES

Le ménage s’établit dans la rue du Petit-Salut, près la rue Grand-Pont, petite rue aux maisons étroites penchées l’une sur l’autre, et où le soleil ne peut envoyer ses rayons. Dans mon enfance, grand’mère m’y faisait souvent passer et en regardant les fenêtres elle me disait d’une voix grave, presque religieuse : « Vois-tu, là se sont passées les meilleures années de ma vie. »

Issu d’un Champenois et d’une Normande, Gustave Flaubert offre les signes caractéristiques de ces deux races dans son tempérament à la fois très expansif et enveloppé de la mélancolie vague des peuples du Nord. Son humeur était égale et gaie, avec des accès de bouffonnerie fréquents, et pourtant au fond de sa nature il y avait une tristesse indéfinie, une sorte d’inquiétude ; l’être physique était robuste, porté aux pleines et fortes jouissances, mais l’âme aspirant à un idéal introuvable souffrait sans cesse de ne le rencontrer en nulle chose. Ceci se traduisait dans les plus petits riens ; il eût voulu ne pas sentir la vie, car, chercheur sans trêve de l’exquis, il était arrivé à ce que la sensation chez lui fût presque toujours une douleur. Cela tenait sans doute à la sensibilité du système nerveux, que les commotions violentes d’une maladie dont il eut des accès à plusieurs reprises, surtout dans sa jeunesse, avaient affiné à un point extrême. Mais cela venait aussi de son grand amour de l’idéal. Cette maladie nerveuse jeta comme un voile sur toute sa vie ; c’était une crainte qui obscurcissait les plus beaux jours ; pourtant elle n’eut pas d’influence sur sa robuste santé, et le travail incessant et vigoureux de son cerveau continua sans interruption.

C’était un fanatique que Gustave Flaubert ; il avait pris l’art pour son dieu, et comme un dévot, il a connu toutes les tortures et tous les enivrements de l’amour qui se sacrifie. Après les heures passées en