Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/170

Cette page a été validée par deux contributeurs.
122
CORRESPONDANCE

marcher de long en large dans ma chambre, en me tenant les mâchoires, jurant, pestant et pleurant presque. Enfin hier matin j’ai été trouver le dentiste. Il m’a mis du nitrate d’argent sur une dent. J’irai le revoir dans quelques jours si je continue à souffrir. Tout ça est bien commode quand on a à travailler. Pendant que je souffre, je me dépite du temps que ça me fait perdre ; la douleur me reprend pendant que je suis en train et m’oblige d’interrompre. Avec ça je n’avance pas, je recule, j’ai tout à apprendre. Je ne sais où donner de la tête. J’ai envie d’envoyer promener l’École de Droit une bonne fois et de ne plus y remettre les pieds. Quelquefois il m’en prend des sueurs froides à crever. Nom de Dieu comme je m’amuse à Paris, et l’agréable vie de jeune homme que j’y mène ! Je ne vois personne, je ne vais nulle part. Hier je devais dîner chez M. Cloquet, mais je lui ai fait fiasco ; j’ai une répétition à huit heures du soir et ça me l’aurait fait manquer.

Ce n’est rien que de souffrir des dents, et les larmes qui m’en viennent aux yeux dans les pires accès ne sont pas comparables aux spasmes atroces que me donne la charmante science que j’étudie. Quand, après avoir ainsi passé la journée partagée par ces deux sortes de plaisirs, cinq heures arrivent, je descends la rue de La Harpe et je vais dîner pour 30 sous avec du bœuf coriace, du vin aigre et de l’eau chauffée dans les carafes par le soleil. Après quoi je vais à ma répétition de droit et rentre dans mon éternelle chambre, pour recommencer de plus belle. Il me semble que je vis comme ça depuis vingt ans, que ça n’a pas eu de commencement et que ça n’aura