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Le sieur Hamard m’avait écrit mercredi que tu avais passé ton examen et que tu étais malade aux Andelys ; je me disposais donc à t’envoyer un paquet de sottises. Je te dirai que je pars jeudi prochain de Rouen pour Paris, où je resterai jusqu’à la fin du mois d’août. Je ne sais où donner de la tête. Tu me demandes de longues lettres ; j’en suis incapable : le Droit me tue, m’abrutit, me disloque, il m’est impossible d’y travailler. Quand je suis resté trois heures le nez sur le Code, pendant lesquelles je n’y ai rien compris, il m’est impossible d’aller au delà : je me suiciderais (ce qui serait bien fâcheux, car je donne les plus belles espérances). Le lendemain j’ai à recommencer ce que j’ai fait la veille, et de ce pas-là on n’avance guère. Semblable aux nageurs dans les forts courants, j’ai beau faire une brasse ; la rapidité du courant m’en fait descendre deux, ce qui fait que j’arrive plus bas que je ne suis parti. À propos de nager, c’est là ma seule consolation : tous les soirs à 5 heures, quelque temps qu’il fasse, je décampe chez mon vieux Fessart, je fume ma pipe, je nage raide, puis j’absorbe avec lui le verre de rhum. Il m’estime toujours, mais bientôt je vais le quitter. Que je vais m’embêter à Paris, à préparer mon examen ! […]. Ce qui me semble le plus beau de Paris c’est le boulevard. Chaque fois que je le traverse, quand j’arrive le matin, j’éprouve aux pieds une contraction galvanique que me donne le trottoir d’asphalte sur lequel, chaque soir, tant de putains font traîner leurs souliers et flotter leur robe bruyante. À l’heure où les becs de gaz brillent dans les glaces, où les couteaux retentissent sur les tables de