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en me donnant également son adresse avec le plus d’exactitude possible. Je perds un peu la mémoire, ayant l’habitude de m’empiffrer à chaque repas (quel plaisir pour un homme comme moi, euh, euh, bâtin !). J’ai l’esprit sec et fatigué. Je suis emmerdé d’être retourné dans un foutu pays où l’on ne voit pas plus de soleil dans l’air que de diamants au cul des pourceaux. Bran pour la Normandie et pour la belle France ! Ah que je voudrais vivre en Espagne, en Italie, ou même en Provence ! Il faudra à quelque jour que j’aille acheter quelqu’esclave à Constantinople, une esclave géorgienne encore, car je trouve stupide un homme qui n’a pas d’esclaves ! Y a-t-il rien de bête comme l’égalité ? surtout pour les gens qu’elle entrave, et elle m’entrave furieusement. Je hais l’Europe, la France, mon pays, ma succulente patrie que j’enverrais volontiers à tous les diables, maintenant que j’ai entrebâillé la porte des champs. Je crois que j’ai été transplanté par les vents dans un pays de boue, et que je suis né ailleurs, car j’ai toujours eu comme des souvenirs ou des instincts de rivages embaumés, de mers bleues. J’étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir six mille femmes et 1,400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre ; et je n’ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce et des bâillements continus. De plus, un brûle-gueule écorné et du tabac trop sec.

Adieu, merde pour toi-même. Si tu es choqué du cynisme de ma lettre, tant pis ! ça prouverait ta bêtise, et j’aime à croire que non. Dis-moi ton