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41. AU MÊME.
Mardi [Rouen, 21 avril 1840].

Ah ! mon cher Ernest, je t’ai quitté avec le rire à la bouche et la folie dans le cœur ; je suis maintenant triste à faire peur. Me voilà retombé dans ma vie de chaque jour, dans ma vie stérile, banale et laborieuse : quel ennui ! Il me semble qu’il y a trois ans que je t’ai quitté. Quelles belles journées tu m’as fait passer là ! Quelle différence entre la vie d’il y a trois jours et celle d’aujourd’hui. Quand j’y pense, j’en suis accablé et j’ai l’âme toute navrée d’une mélancolie confuse et infinie. Comme la journée d’hier m’a paru longue ! Quelle passion ne vais-je pas encore subir pendant trois mois ! Si Alfred n’arrivait pas d’ici quelque temps, j’en mourrais d’ennui. C’est ainsi que je suis fait : les journées heureuses m’en font mille mauvaises, la joie m’attriste quand elle est passée, les jours de fête ont toujours pour moi de tristes lendemains.

Je sentais bien que quelque chose de mon bonheur s’en allait en retournant vers Rouen. La somme de félicité départie à chacun de nous est mince et quand nous en avons dépensé quelque peu, nous sommes tout moroses. J’étais assis sur l’impériale et silencieux, la tête dans le vent, bercé par le tangage du galop ; je sentais la route fuir sous moi, et avec elle toutes mes jeunes années ; j’ai pensé à tous mes autres voyages aux Andelys ; je me suis plongé jusqu’au cou dans tous ces souvenirs ; je les ai comparés vaguement à la fumée de ma pipe qui s’envolait, laissant après elle l’air