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à une certaine distance, c’est-à-dire dans le port le plus rapproché. C’est de ce port que s’établissent les communications avec les gardiens ; c’est de là qu’on leur amène, avec des barques, les provisions de bouche et l’eau potable. Combien, dans ces stations solitaires, les heures doivent s’écouler longues et monotones ! Les trois gardiens passent le jour et la nuit, enfermés dans un édifice branlant, presque toujours obscurci par un sombre brouillard, ou enveloppé par l’écume des vagues, qui se brisent à ses pieds. Toutes leurs occupations consistent dans le soin et l’entretien des lampes, qu’il faut allumer à l’arrivée de la nuit et éteindre au lever du soleil.

Dans les beaux jours de l’été, les gardiens des phares ont la distraction de la pêche. Si la tour est baignée par la mer, ils nouent autour de l’édifice, une corde circulaire, à laquelle ils attachent une cinquantaine de lignes. Quand la mer monte, le poisson qui rôde autour des murs, se prend aux hameçons, et à la marée basse, on voit toute une guirlande de poissons accrochés aux fils des lignes suspendues autour du phare.

Cependant cette existence, si peu variée qu’elle soit, paraît avoir quelquefois ses charmes. Smeaton raconte, dans son Histoire de la tour d’Eddystone, qu’un gardien avait conçu pour sa prison un tel attachement, qu’il y passa quatorze ans sans vouloir demander aucun congé. Enfin, on le pressa tellement qu’il se décida à accepter un congé de deux mois. Mais à terre il se trouva dépaysé. Tout lui manquait : il avait la nostalgie du phare. Pour noyer son chagrin, il se mit à boire outre mesure. On dut le ramener à sa chère résidence ; et il y rentra abattu et comme abruti. Il languit pendant quelques jours, et finit par mourir d’épuisement.

Smeaton cite un mot assez curieux d’un de ces mêmes hommes. C’était un cordonnier de Plymouth, qui s’était engagé comme allumeur de lampes, dans le phare d’Eddystone. Pendant la traversée le patron du bateau lui dit :

« Comment se fait-il, maître Jacob, que vous alliez vous enfermer là, quand sur la côte vous pouvez gagner une demi-couronne ou trois shillings par jour, tandis qu’un light-keeper ne reçoit qu’un shilling par jour ?

— À chacun son goût, répondit Jacob. J’ai toujours aimé l’indépendance. »

L’indépendance d’un gardien de phare, enfermé nuit et jour dans une tour étroite, et obligé de monter et descendre constamment un escalier de soixante à quatre-vingts marches, au milieu des solitudes de l’Océan, ressemble assez à l’emprisonnement cellulaire. Mais le cordonnier de Plymouth, qui avait passé vingt ans dans son échoppe, avait, dans sa tour de l’Océan, la liberté morale. Dès qu’une captivité est volontaire, dès que l’isolement est considéré comme une faveur, le morne donjon perd tous ses caractères de servitude, et se colore du prisme joyeux de la liberté.

Il ne faut pas croire pourtant que cette existence se présente toujours sous d’aussi riantes couleurs. Des gardiens de phares sont devenus fous, par suite de la trop constante uniformité de leurs sensations et occupations.

En 1862, un drapeau noir, signal de détresse, flottait en haut du phare de Long Ship’s. L’un des trois gardiens du phare s’était ouvert la poitrine d’un coup de couteau. Ses camarades avaient essayé d’étancher, avec des morceaux d’étoupe, le sang qui coulait de sa blessure ; puis ils avaient arboré le drapeau noir, pour appeler les secours du port. Mais la mer était si mauvaise, qu’il s’écoula trois jours avant qu’une barque pût parvenir au pied du phare. Lorsqu’une barque arriva enfin, l’agitation de la mer était encore si grande que tout atterrage était impossible. On fut obligé de faire descendre le blessé dans l’embarcation en l’attachant, comme on put, au bout d’une corde. On l’amena ainsi au