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tache laborieuse, sans qu’il trouvât signe d’huile. Les puits de ses voisins débordaient, et lui seul ne participait pas au courant de pétrole. Vers le milieu du mois de janvier dernier, Shaw était un homme ruiné, sans avenir, raillé par ses voisins, les poches vides, ses vêtements en lambeaux, et comme disent nos voisins des États-Unis, dead broken, ruiné à tout jamais. La rumeur veut qu’un jour du mois de janvier il s’est trouvé dans l’impossibilité de continuer son travail, vu que ses restants de bottes abandonnaient ses pieds, et il lui en fallait absolument une paire neuve pour pouvoir patiner dans l’eau et la boue. Craintif et tremblant, comme nous pouvons le supposer, John Shaw se dirigea vers la boutique voisine et étant sans le sou, demanda, ô dure nécessité ! une paire de bottes à crédit. Il ne nous a pas été donné de constater si le refus a été bienveillant, dicté par l’esprit de défense personnelle que bien des commençants doivent en certains cas adopter aussi, ou si, au contraire, il laissait percer le dédain du négociant opulent vis-à-vis de son humble voisin, toujours est-il que les bottes furent refusées à John Shaw, qui dut retourner à son puits, l’esprit plus contristé que quand il le quitta, protestant qu’il abandonnerait son travail ce jour même, si ses efforts n’étaient pas couronnés de succès, et qu’il décrotterait la boue d’Ennis-Killen de ses vieilles bottes et s’orienterait vers des parages plus propices à sa destinée. Morne et abattu, il reprend son outil perforateur et le frappe dans le roc, quand tout à coup un son liquide arriva jusqu’à ses oreilles, bouillonnant et sifflant à la sortie de sa prison séculaire ; et le courant, loin de diminuer, augmente en volume à chaque minute ; il remplit le tuyau, il comble le puits, et encore il ne cesse de monter. Cinq minutes, dix minutes, en quinze minutes il a atteint le sommet du puits, il déborde, il remplit une bâche qu’il finit par déborder aussi, et tous les efforts pour contrôler l’intensité de ce courant sont vains ; et surmontant toute résistance, il se jette comme une rivière abondante dans le Black-Creek, où il est entraîné par les eaux vers le Saint-Clair et les lacs. Il serait impossible de décrire en ce moment l’émotion qu’éprouvait John Shaw ; les spectateurs n’ont pas constaté si, à cette vue, il a versé des larmes ou s’il a élevé son chapeau et poussé des hourrahs ! On aurait excusé toute démonstration extravagante dans un pareil moment. Nous sommes d’avis que, comme un philosophe yankee, il a dû se mettre en besogne pour récolter l’huile. Mais le bruit du puits jaillissant se répandit comme l’éclair, et le « territoire de John Shaw » devint bientôt un centre d’attraction. Le matin de cet heureux jour, il s’appelait encore le vieux Shaw, mais après il était salué partout monsieur Shaw. Il recevait des avalanches de félicitations, et pendant qu’il se tenait devant son puits tout couvert d’huile et de boue, arrive le marchand qui lui avait refusé des bottes. L’homme de commerce sut apprécier la situation, il s’inclina devant ce soleil levant, et embrassant presque ce luminaire fangeux, il dit : « Mon cher monsieur Shaw, n’y aurait-il pas quelque chose dans mon magasin dont vous ayez besoin ? Je vous prie, ne vous gênez pas pour le dire ! » Quel heureux moment pour Shaw ! Nous ne répéterons pas sa réponse, car elle était par trop énergique pour que nous puissions la reproduire. Le puits jaillissait déjà à une vitesse qu’il eût été impossible de constater avec précision, il produisait deux fûts de chacun 180 litres en une minute et demie, lequel, à raison de 1 fr. 40 c. l’hectolitre (le cours le plus bas, produirait 3 fr. 36 c. par minute, 201 fr. 60 c. par heure, 4 838 fr. 40 c. par vingt-quatre heures, et 1 500 000 fr. 60 c. par an, abandon fait des fractions et sans compter les dimanches. Ni les auteurs illustres quoique inconnus des Mille et une nuits, ni même Alexandre Dumas, n’ont pu enfanter dans leur imagination, une transformation aussi subite que celle de John Shaw, le matin un mendiant et le soir en état de satisfaire tous les besoins qu’on peut se procurer à prix d’argent. »

L’histoire finit d’une manière lugubre. Un autre journal the Oil-Trade-Review (dans le numéro du 4 avril 1863, date bien rapprochée de la première) racontait comment John Shaw trouva la mort dans ce même puits qui avait fait sa fortune.

Un tuyau du tubage de fonte s’était rompu. Pour réparer l’accident John Shaw se fit descendre, au moyen d’une chaîne de fer, jusqu’à la profondeur de 4m,50. Il se retenait d’une main à la chaîne, et avait le pied passé dans un étrier de fer. Il atteignit ainsi la surface de l’huile. La cause de l’accident reconnue, Shaw ordonna qu’on le remontât. Mais aussitôt, il parut suffoqué ; ses mouvements étaient précipités et anxieux : il était évidemment menacé d’asphyxie. Il fit quelques efforts, puis sa main abandonna la chaîne. Il tomba à la renverse, et disparut dans le pétrole, trouvant ainsi la mort dans la source même de ses subites richesses.