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édifices et ruinaient les défenses extérieures des places. Tel fut le premier emploi des bouches à feu, qui prirent le nom de bombardes ou bastons à feu.

Mais les bombardes ne furent pas destinées seulement à lancer de lourds projectiles contre les travaux de défense des villes assiégées ; elles servirent encore à jeter à l’ennemi le feu grégeois et les compositions incendiaires. On nous permettra d’insister sur ce point particulier, car nous y trouverons l’occasion d’établir que l’usage et le secret du feu grégeois n’ont aucunement été perdus, comme on l’entend dire tous les jours.

La découverte de la poudre à canon ne fit pas complètement abandonner l’emploi des mélanges incendiaires ; on les conserva comme un moyen d’attaque utile en plus d’une circonstance. Les Européens eux-mêmes finirent par en emprunter l’usage aux Arabes, et tous ces phénomènes de combustion, qui avaient paru si effrayants aux Occidentaux, du viiie au xiiie siècle, devinrent plus tard d’un usage familier en Europe.

Il est souvent question du feu grégeois dans les chroniques de Froissart. En racontant le siége du château de Romorantin par le prince de Galles, cet historien dit en parlant des Anglais :

« Si ordonnèrent à apporter canons avant et à traire carreaux et feu grégeois dedans la basse-cour ; car si cil feu s’y vouloit prendre, il pourroit bien tant multiplier qu’il se bouteroit en toit des couvertures des tours du châtel… Adonc fut le feu apporté avant et traict par bombardes et par canons en la basse-cour, et si prit et multiplia tellement que toutes ardirent. »

Le nom du feu grégeois se trouve chez presque tous les auteurs de pyrotechnie du xvie siècle ; et on lit dans les ouvrages de cette époque la description détaillée des divers instruments à feu en usage en Europe vers le xve et le xvie siècle. Voici, par exemple, suivant un de ces écrivains, Biringuccio, la manière de préparer les lances à feu :

« Moyen de faire lances à feu pour getter où il vous plaira attachés à la pointe des lances. — Pour la défense d’une forteresse, ou pour dresser une escarmouche de nuit, ou pour assaillir un camp, c’est chose utile d’attacher, à la pointe des lances des gens de cheval et sur la cime des piques des gens de pié, certains canons de papier posez dans autres de bois longs de demi-brasse. Lesquels vous remplirez de grosse poudre avec laquelle vous meslerez piéce de feu gregeoix, de soufre, grains de sel commun, lames de fer, voire brisé, et arsenic cristallin. Et le tout pousserez dedans à force, et aprez avoir mis quelque chose au-devant, tournerez l’issue du feu contre vos ennemis. Lesquels resteront effrayés au possible, appercevant une langue de feu excédant en longueur deux brasses, faisant un bruit épouvantable. Et peut ceste façon de langue grandement servir à ceux qui veuillent faire profession des armes sur la mer[1]. »

Comme le remarquent MM. Reinaud et Favé, on voit que c’est bien là l’art des anciens Arabes : l’effet des instruments est le même, leur disposition toute semblable ; seulement, l’imagination n’ajoutant plus à la crainte que ces armes inspiraient, leur usage se borne à des circonstances rares et exceptionnelles.

Les écrivains de cette époque signalent quelques actions de guerre dans lesquelles on eut recours à ces moyens. Daniel Davelourt dans sa Briefve Instruction sur le faict de l’artillerie en France, imprimée en 1597, parle ainsi de l’usage que l’on fit du feu grégeois au siége de Pise :

« Toute chose seiche et qui brusle facilement, multipliant le feu par quelque propre et intérieure nature, se peut mettre à composition du feu : comme sont soulphre, salpêtre, poudre à canon, huile de lin, de pétrole, de térébenthine, poix, résine, camphre, chaux vive, sel ammoniac, vif-argent et autres telles matieres dont on a accoustumé de faire trompes, pots, cercles, langues, piques, lances à feu, et autres feux artificiels propres à refroidir l’ardeur de ceux qui vont les plus hardis assaillir bresche.

« Comme l’on cogneut au siége de Pise où les Florentins, soubs la conduite de Paul Vitelli, ayant fait la bresche raisonnable, et les Pisans se réparant par dedans avec fossés et terrasses, encore ajoutèrent-ils

  1. Vannoccio Biringuccio, la Pyrotechnie, traduit de l’Italien par Jacques Vincent, Paris, 1572, folio 164.