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spectacle dont il est impuissant à démêler la beauté. Pour exprimer l’impression qu’il a reçue, il faut donc que le peintre exécute une traduction plus compréhensible de l’original ; qu’il exagère certains effets, qu’il en atténue, qu’il en supprime d’autres ; il faut qu’il transforme pour rendre saisissable, qu’il altère le texte pour le rendre lisible ; il faut qu’il mente, en un mot, et ce n’est que par ce salutaire mensonge qu’il entrera dans les vraies conditions de l’art.

J’ai entendu raconter, à ce propos, une petite histoire, qui trouve ici sa place marquée. Il s’agit d’une compagnie de touristes, qui, pendant une excursion dans les Alpes, se trouvent tout à coup en face d’un site naturel d’un effet pittoresque. C’est une haute montagne, sur le penchant de laquelle un chalet se détache en silhouette déliée (fig. 114, p. 185). La compagnie admire tout à son aise et se retire. Un artiste, resté seul, prend à la hâte un croquis de la vue ; il présente ensuite son dessin à ses amis. Il n’y a qu’un cri pour trouver l’œuvre détestable, et la copie bien différente de la réalité. La montagne était bien plus haute et le chalet bien plus petit ! « Notre montagne était une bonne et grosse montagne, dont le sommet semblait atteindre aux nues ; notre chalet, une étroite maisonnette à peine visible. La montagne que vous nous faites n’est qu’une colline efflanquée, et votre chalet est si grand, qu’il logerait sans peine toutes les vaches de la contrée ! » Cependant l’artiste, sûr de son fait, tient bon et maintient l’exactitude de son esquisse. On revient sur ses pas, on prend la peine de mesurer les hauteurs, et l’on reconnaît que la copie est mathématiquement fidèle.

L’artiste avait donc raison ? Non, l’artiste avait tort. Il ignorait comment, devant tous les grands spectacles naturels, notre imagination altère et dénature les sensations primitives. Il était étranger à une règle essentielle de son art ; sans cela il eût exagéré la hauteur de la montagne et diminué, relativement, les dimensions du chalet : ainsi il aurait exactement traduit l’impression qu’avait laissée dans l’imagination des spectateurs, le contraste de ce petit chalet et de cette montagne immense[1].

Il est donc vrai que l’art n’imite pas, qu’il transforme ; que pour traduire la nature, il s’en écarte ; que pour copier, il invente ; que pour reproduire, il crée. L’identité n’est pas le problème de la peinture ; sans cela le trompe-l’œil serait le nec plus ultra de la peinture, et les raisins de Zeuxis qui tentaient les abeilles, seraient la dernière page et la plus haute expression de l’art. Ce qui ressemble dans un tableau n’est pas précisément ce qui est semblable à la nature, mais seulement ce qui rappelle à notre âme l’impression que la nature y a laissée. Si l’on m’offrait de me montrer sur l’heure la tête de Louis XIV vivant, l’offre me toucherait peu. J’ai mon Louis XIV sous la main ; il vit dans les galeries du Louvre, il respire sous le pinceau de Mignard. Je préfère contem-

  1. Ce n’est pas sans surprise, et ce n’est pas sans plaisir que nous avons trouvé une confirmation de ce qui précède dans un écrit purement scientifique, dans l’ouvrage d’un géologue, que la nature de ses études et la direction de son esprit, ont tenu éloigné de tout ce qui se rapporte aux théories et à la pratique des arts. Dans ses Leçons de géologie pratique (t. I, p. 116), M. Élie de Beaumont rend, dans les termes suivants, un hommage involontaire à la vérité du principe qui nous occupe :

    « Si le géologue n’est pas suffisamment exercé au dessin, il peut faire exécuter le paysage par un dessinateur. Mais il y a une grande différence entre un dessin dont les points principaux sont déterminés rigoureusement, et un dessin fait simplement à vue. Le dessin exécuté sans le secours d’aucun instrument est ordinairement plus pittoresque que le dessin levé rigoureusement, mais beaucoup moins fidèle. Quand on voit une montagne ; on se la figure toujours plus élevée qu’elle ne l’est ; on en dessine une véritable caricature. Quand on fait un croquis, pour indiquer les angles mesurés, on lui donne une forme géométriquement aussi semblable que possible à celle que l’on a devant les yeux, mais on fait involontairement la hauteur trop grande. Lorsqu’on réduit plus tard ce dessin, on est conduit à lui donner une forme beaucoup plus aplatie. Cela tient à une illusion d’optique qu’on n’est pas maître d’éviter, et qui fait que lorsqu’un dessin est exécuté rigoureusement, on ne le reconnaît presque pas ; il paraît beaucoup trop plat. Lorsqu’on veut faire un dessin que l’on reconnaisse bien, il faut doubler ou tripler les hauteurs données par les mesures.