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qu’alors, je le déclare sur l’honneur, chacun regardait sans songer aucunement à s’y soustraire. — Si l’un de nous eût essayé de sauter de la nacelle, peut-être aurait-il réussi à se sauver ; mais alors c’était vouer tous les autres à une mort imminente, car le ballon, allégé d’autant, y aurait puisé de nouvelles forces ascensionnelles.

« Madame Nadar était soutenue par son mari, et ce fut, je l’avoue et l’affirme, notre plus grande souffrance morale de voir ce pauvre corps si affreusement ballotté, que chaque secousse produite par un choc sur le sol pliait presque en deux, et cependant la pauvre femme n’avait pas un cri, pas une plainte. Dans les terribles moments où la tension des cordes faisait craquer nos os, elle regardait son mari, nous regardait avec un regard si calme, si doux, que nous aurions voulu pouvoir être écrasés d’un seul coup pour le lui éviter. Tous, nous devinions une immense douleur physique dans ce corps si calme en apparence.

« Sur notre passage, tout fuyait sous le coup d’une terreur panique, les hommes et les animaux. Je vois encore les bœufs courant éperdus à travers la plaine ; les hommes qui les gardaient se couchaient à terre pour éviter de voir le monstre qui dévorait l’espace.

Les petites choses heurtent les grandes et s’y mêlent. Je me souviens, ainsi que mes compagnons de naufrage, d’un malheureux lièvre que notre nacelle leva dans les bruyères ; cette pauvre bête, en se sauvant, courait en droite ligne devant nous ; nous l’atteignîmes enfin, et elle fut broyée. Comme vous le pensez bien, nous n’eûmes pas le temps de nous apitoyer sur son sort. À chaque instant, des fondrières bordées de petits talus se présentaient ; chaque talus amenait une secousse, nous nous raidissions, c’était encore un péril de franchi ; mais il s’en présentait beaucoup d’autres encore. Au sortir d’une tourbière, dont les éclaboussures faillirent étouffer Fernand Montgolfier, qui eut la bouche et les yeux remplis d’une boue noirâtre, nous aperçûmes, à 300 mètres environ, la ligne en talus assez élevé d’un chemin de fer. Un train arrivait sur lequel nous devions infailliblement nous heurter. Sans nul doute la locomotive aurait été précipitée au bas du talus ; mais que serions-nous devenus ?

« Nous poussâmes tous ensemble instinctivement un grand cri, un de ces cris surhumains qui s’entendent à plusieurs lieues. Nous eûmes le bonheur d’être entendus par le convoi, qui s’arrêta et rétrograda même un peu. — Gare ! criâmes-nous. Le ballon fit un saut en l’air, il s’ensuivit une forte secousse, accompagnée d’un cliquetis de fer : c’étaient les fils du télégraphe qui venaient d’être arrachés. Nous éprouvâmes une seconde secousse, et nous fûmes portés sur les talus ; cette seconde fut suivie d’une troisième, d’une quatrième, et notre nacelle, comme un boulet de canon, coupant la barrière de charpente du chemin de fer, tombait dans un étang. Là, nous respirâmes un peu, en faisant cette réflexion que nous venions de l’échapper belle. En effet, si les fils de fer du télégraphe, au lieu d’avoir été soulevés par le ballon, s’étaient abaissés à notre niveau, ils nous prenaient tous sous le menton et nous enlevaient la tête en moins d’une seconde. Cela est si vrai, qu’une des grosses cordes de la nacelle a été coupée par un de ces fils aussi promptement et aussi facilement que l’aurait été un bout de fil à coudre.

« Le ballon continuait toujours à s’enlever avec des bonds terribles, par cette raison que la soie, remontant en dessous, comprimait le gaz et lui donnait ainsi une nouvelle force ascensionnelle. — Si l’on pouvait rouvrir la soupape ! avaient dit les Godard.

— Je vais essayer, répliqua Jules qui se tenait accroupi comme moi et à ma droite.

« Le ballon, pendant ces pourparlers, continuait sa course effrayante. Jules se leva, se hissa aux cordages ; une secousse le rejeta sur moi, brisé et les vêtements déchirés. Après quelques secondes de repos, il essaya de nouveau : vaine tentative ! Le ballon, comme s’il eût eu conscience des efforts que l’on tentait pour le maîtriser, s’agitait affreusement à chaque nouvel essai de l’intrépide jeune homme. Une troisième fois Jules se redressa ; à ce moment nous nous oubliâmes nous-mêmes pour ne plus voir que lui ; une sorte d’électricité sembla nous animer pour lui crier courage et soutenir ses forces ; il en fallait alors de surhumaines.

« Nous rasions un grand champ de bruyère, le ballon courait vite, mais sans trop remuer. Jules monta sur mes épaules, puis sur ma tête, des mains il se cramponna au cercle auquel tenaient les cordes du filet ; il fit un effort, bondit… le ballon aussi bondit de son côté. Un soupir à briser dix poitrines humaines fut poussé par chacun de nous : dans la position où Jules était placé, il suffisait de la moindre torsion des cordes pour l’écarteler ou le décapiter. Je ne puis me rendre compte du temps que nous restâmes ainsi en suspens. Le ballon se calma. Jules alors s’élança de nouveau sur le cercle où il s’arc-bouta des jambes ; il put retrouver la corde de la soupape à laquelle il se pendit et qu’il nous jeta. Louis Godard et Thirion s’en emparèrent et, réunissant leurs efforts, purent l’attacher solidement à l’une des poignées d’angle de la plate-forme. Nous entendîmes le gaz s’échapper, le ballon s’affaissa sans rien perdre toutefois de sa vitesse horizontale ; l’on monta à côté de Jules pour amarrer une autre corde à celle de la soupape dans le cas où la première viendrait à se rompre.

« Nous respirâmes un peu plus librement ; mais ce moment de répit ne fut pas de longue durée, car les buissons et les petits arbres se multipliaient, et c’étaient autant d’obstacles mortels que nous avions en face de nous. Je ne m’étais jamais imaginé le bruit