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portait. À chaque instant, j’entendais craquer les cordes d’ascension, ainsi que le filet dont les mailles s’échappaient ; je calculais que je n’avais aucun moyen de déperdition pour le gaz, puisque depuis longtemps on n’utilisait plus la soupape ; que si l’une des cordes cassait, il était clair que le globe de taffetas s’élèverait et irait se perdre dans les nues, pendant que le filet, la nacelle et celui qui l’occupait tomberaient comme une pelote au milieu de ses camarades. Toutes ces combinaisons n’étaient pas plaisantes, et pourtant je les faisais d’assez grand sang-froid. Pendant ce temps, je montais toujours sans me ralentir autrement que par des secousses, qui attestaient qu’on faisait en bas tout ce qu’on pouvait pour me sauver. C’est dans cette espèce d’agonie expectante que j’arrivai à deux cents toises, et je remarquai alors que le poids des cordes rendait le mouvement moins accéléré ; j’essayai de donner le signal d’arrêt, et ce ne fut pas sans une assez vive satisfaction que je sentis l’aérostat obéir et rester stationnaire. Je respirai alors, et je jetai les yeux autour de moi ; en vérité, je me crus payé de mon alerte par l’admirable spectacle qui frappait mes regards : ma vue s’étendait sur plus de vingt lieues du majestueux fleuve qui coulait en serpentant à mes pieds ; l’armée autrichienne se retirait en disputant le terrain devant l’armée française, dont les dernières colonnes s’occupaient encore à traverser le Danube. Quelques escarmouches d’avant-postes se dessinaient à ma gauche, tandis qu’une batterie ennemie cherchait à retarder le passage de quelques-uns de nos bataillons. Tout ce magnifique panorama se développait pour moi, pour moi seul, qui planais en ce moment dans les airs comme l’aigle de ces montagnes que l’on apercevait dans l’éloignement. Je rédigeai tranquillement mon rapport, puis j’ordonnai la descente, qui ne se fit pas sans secousses ; mais enfin j’arrivai à terre.

Mes camarades me reçurent comme un échappé du Cocyte ; chacun me fit voir la paume de ses mains saignante et sciée par les cordes, en m’expliquant que, pour ne pas les lâcher, une partie d’entre eux se laissait enlever de terre jusqu’à ce que l’autre moitié fût bien assurée d’être enlevée à son tour, et c’est ce qui avait produit ces secousses et ces craquements que j’avais ressentis. On s’étonnait que des cordes, grosses seulement comme le petit doigt, eussent été capables d’y résister. Le capitaine s’était absenté quand je descendis ; j’en fus fort aise, parce que mon premier mouvement eût fort bien pu m’écarter des règlements de la discipline ; mais lorsque je le retrouvai tête à tête, je lui dis que j’avais eu la niaiserie de jouer ma vie sur un de ses sots propos ; mais que, dorénavant, je n’en ferais qu’à ma tête, lorsque ses ordres me paraîtraient ridicules : il n’en fut que cela, et nous partîmes pour Augsbourg[1]. »

Après un court séjour à Augsbourg, nos soldats durent battre en retraite. En effet, tandis que Moreau s’avançait au cœur de l’Allemagne, pour opérer sa jonction avec l’armée d’Italie, le général Jourdan, qui devait le soutenir, avec l’armée de Sambre-et-Meuse, avait été forcé de battre en retraite devant le prince Charles. Moreau, alors à Munich, se décida à opérer également sa retraite, et donna à son armée l’ordre de regagner Strasbourg.

Il aurait été imprudent de faire voyager l’aérostat tout gonflé, sur des chemins déjà infestés par quelques groupes de la cavalerie légère des Autrichiens. L’aérostat fut donc vidé, l’enveloppe chargée sur un fourgon ; et la compagnie des aérostiers se réunit à un convoi d’artillerie, qui partait en ce moment. Le tout composait un effectif d’environ deux cents hommes.

Le petit détachement traversa ainsi Rastadt, inquiété par un corps de hussards autrichiens, qui le suivit pendant deux jours, mais sans oser l’attaquer. On arriva, enfin sain et sauf, hommes et matériel, à Strasbourg, et de là à Molsheim, où était établi le parc de l’aérostat.

Là devaient finir les exploits de la seconde compagnie des aérostiers. On la laissa trois ans dans l’inaction. Elle était sous les ordres d’officiers braves et intelligents, sans doute, mais sans aucune influence pour faire apprécier l’utilité de leur arme. Coutelle n’était plus là, pour la soutenir auprès du gouvernement, et combattre les préventions du général commandant l’armée du Rhin, qui se montrait très-hostile à l’emploi des ballons dans l’armée.

Ce général, c’était Hoche, qui avait remplacé Jourdan. Ce dernier, qui avait apprécié par lui-même, à la bataille de Fleurus, les avantages que l’on pouvait retirer des aérostats en campagne, avait toujours été partisan de leur emploi ; mais Hoche, son successeur, ne voulut jamais s’en servir, ni

  1. Souvenirs, etc. p. 65-67.