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rant, on crut que le câble était rompu ou que l’isolement était détruit.

« On fut donc agréablement surpris lorsque, trois minutes plus tard, l’interruption disparut et que les signaux du Niagara arrivèrent par intervalles réguliers. Ce fut une grande joie pour tout le monde ; mais la confiance générale dans le succès de l’entreprise était ébranlée, parce que l’on comprenait qu’un semblable accident pouvait se renouveler à chaque instant.

« Vendredi 30 tout alla bien. Le bâtiment filait 5 nœuds et le câble 6. L’angle qu’il faisait avec l’horizon, en sortant du vaisseau était de 15 degrés et le dynamomètre marquait une tension de 1 600 à 1 700 livres.

« À midi, nous étions à 35 lieues du point de départ et nous avions déroulé 50 lieues de câble. Vers le soir, le vent souffla avec assez de violence, et on descendit sur le pont les vergues, les voiles, enfin tout ce qui pouvait offrir quelque prise au vent. Le bâtiment toutefois ne pouvait avancer que très-difficilement, à cause des vagues et du vent qui lui était contraire ; en même temps, l’énorme quantité de charbon que l’on consommait semblait indiquer que l’on serait obligé de brûler les mâts pour arriver jusqu’à Valentia. Le lendemain, le vent était plus favorable et on put épargner un peu de combustible. Samedi, dans l’après-midi, la brise fraîchit encore, et vers la nuit la mer était devenue tellement grosse, qu’il semblait que le câble ne pourrait tenir.

« On fut obligé de surveiller avec la plus grande attention la machine servant à le dérouler, car un seul moment d’arrêt, alors que le vaisseau était soulevé par les vagues pour retomber ensuite, aurait suffi pour causer un accident. M. Hoar et M. Moore, les deux ingénieurs chargés du dynamomètre, veillaient alternativement pendant quatre heures. Néanmoins, le câble, qui n’était qu’un simple fil à côté des vagues énormes dans lesquelles il plongeait, continuait à tenir bon et s’enfonçait dans la mer en ne laissant derrière lui qu’une ligne phosphorescente.

« Dimanche, le temps était toujours aussi mauvais : de gros nuages couvraient le ciel, et le vent continuait à balayer la mer. À midi, nous étions à 52 degrés de latitude nord, et 23 degrés de longitude ouest, ayant fait 45 lieues depuis la veille, et 130 lieues depuis notre point de départ. Nous avions passé le point où la profondeur est la plus grande ; elle est en cet endroit de 3 898 mètres.

« Lundi, la mer n’était pas meilleure, et ce n’est que grâce aux efforts infatigables de l’ingénieur, qu’on empêcha la machine de s’arrêter à mesure que le bâtiment était soulevé par les vagues. Une ou deux fois elle s’arrêta réellement, mais heureusement elle reprit son mouvement à temps.

« Il était naturellement impossible d’arrêter le câble, et, bien que le dynamomètre marquât de temps en temps 1 700 livres, il était le plus souvent au-dessous de 1 000, et quelquefois il marquait zéro, et le câble coulait alors avec toute la vitesse que lui imprimait son propre poids et la marche du navire. Cette vitesse n’a jamais dépassé 8 nœuds à l’heure, le vaisseau filant 6 nœuds et demi. En moyenne, la vitesse du bâtiment était de 5 nœuds et demi, et celle du câble en général de 30 pour 100 plus grande. Lundi, 2 août, à midi, nous étions à 52 degrés de latitude nord et à 19 degrés 48 minutes de longitude ouest, ayant parcouru 48 lieues depuis la veille et ayant accompli plus de la moitié de notre voyage.

« Dans l’après-midi, nous vîmes à l’est un trois-mâts américain, Chieftain. D’abord on ne fit pas attention à lui ; mais tout à coup il changea de direction et vint droit sur nous. Une collision devenait imminente et aurait été fatale au câble. Il était également dangereux de changer la course de l’Agamemnon. Le Valorous alla en avant et tira un coup de canon ; l’Agamemnon en tira un second et le Valorous deux autres, sans pouvoir faire changer de direction au trois-mâts. L’Agamemnon n’eut que le temps de changer la sienne pour éviter le bâtiment qui passa à quelques yards de nous. Son équipage et ceux qui étaient à bord ne comprenaient évidemment rien à notre manière d’agir, car ils accoururent sur le pont pour nous voir passer. À la fin ils découvrirent qui nous étions ; ils montèrent sur les vergues, et, agitant plusieurs fois leur drapeau, ils poussèrent trois hourras en notre honneur.

« L’Agamemnon fut obligé de reconnaître ces compliments en bonne forme, quoique nous fussions de fort mauvaise humeur en songeant que l’ignorance ou la négligence de ceux qui dirigeaient ce bâtiment aurait pu occasionner un accident fatal.

« Mardi matin, vers 3 heures, tout le monde à bord fut réveillé par le bruit du canon. On crut que c’était le signal de la rupture du câble. Mais, en montant sur le pont, on aperçut le Valorous déchargeant rapidement son artillerie sur une barque américaine qui était juste au beau milieu de notre chemin. Des remontrances aussi sérieuses de la part d’une grande frégate ne pouvaient être méprisées ; aussi la barque s’arrêta-t-elle tout court, mais évidemment sans y rien comprendre. Son équipage nous prit peut-être pour des flibustiers, ou bien il crut être la victime d’un nouvel outrage britannique contre le drapeau américain. Ce qui est certain, c’est que la barque resta immobile jusqu’à ce que nous la perdîmes de vue à l’horizon.

« Mardi il fit plus beau que les jours précédents. La mer toutefois était encore assez forte. Mais déjà on pouvait prévoir le succès définitif de l’expédition. Nous étions à 16 degrés de longitude ouest, ayant fait 50 lieues depuis la veille. Vers 5 heures du soir, nous étions arrivés à la montagne sous-marine qui sépare le plateau télégraphique de la côte d’Irlande, et l’eau devenant toujours plus basse, la tension du câble diminuait aussi constamment. On en déroula une grande longueur pour le cas où il se