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courant de la rivière était si peu de chose en comparaison de la force de mes rames, qu’on avait de la peine à reconnaître qu’il allât plus vite en descendant qu’en montant. Monseigneur eut la bonté de me témoigner la satisfaction d’avoir vu un si bon effet, et je suis persuadé que si Dieu me fait la grâce d’arriver heureusement à Londres, et d’y faire des vaisseaux de cette construction qui aient assez de profondeur pour appliquer la machine à feu à donner le mouvement aux rames, je suis persuadé, dis-je, que nous pourrons produire des effets qui paraîtront incroyables à ceux qui ne les auront pas vus. »

Mais il n’était pas dans sa destinée de voir ce grand projet s’accomplir. La lettre que nous venons de citer contient le post-scriptum suivant, indice précurseur du mécompte qui l’attendait.

« Je viens de recevoir une lettre de Münden, d’une personne qui a parlé au bailli pour la permission de passer mon bateau dans le Wéser. Elle a eu pour réponse que c’est une chose impossible ; que les bateliers ne le veulent plus, parce qu’ils ont payé une amende de cent écus, et que la permission de Son Altesse électorale est nécessaire pour cela. Il est vrai que quelques bateliers m’ont dit le contraire, mais d’autres aussi ont dit qu’il fallait une permission de Son Altesse. Je ne puis croire que ceux qui m’ont dit le contraire aient voulu me tromper. Enfin, je me vois en grand danger qu’après tant de peines et de dépenses qui m’ont été causées par ce bateau, il faudra que je l’abandonne, et que le public soit privé des avantages que j’aurais pu, Dieu aidant, lui procurer par ce moyen. Je m’en consolerai pourtant, voyant qu’il n’y a point de ma faute, car je ne pouvais jamais imaginer qu’un dessein comme celui-là dût échouer faute de permission. »

Il était en effet trop pénible de penser qu’un projet qui avait coûté toute une vie de travaux pût échouer devant un si misérable obstacle. C’est là cependant le triste dénoûment que sa mauvaise étoile réservait aux efforts de Papin.

Ne recevant pas la permission qu’il avait demandée à l’électeur de Hanovre pour entrer dans les eaux du Wéser, Papin crut pouvoir passer outre. Le 25 septembre 1707, il s’embarqua à Cassel sur la Fulda, et arriva à Münden le même jour.

Münden, ville du Hanovre, est située au confluent de la Fulda et de la Wera, qui, se réunissant en ce point, forment le Wéser. Papin comptait continuer sa route sur ce fleuve, et arriver ainsi à Brême, près de l’embouchure du Wéser dans la mer du Nord, où il se serait embarqué sur un vaisseau qui l’aurait conduit à Londres, en remorquant son petit bateau. Mais les mariniers lui refusèrent l’entrée du Wéser, et comme il insistait, sans doute, et réclamait avec force contre un procédé si rigoureux, ils mirent sa machine en pièces.

Quelque étonnant qu’il nous paraisse, ce fait est prouvé par le curieux document que l’on va lire. C’est une lettre adressée à Leibnitz par le bailli de Münden. Le bailli, honteux sans doute de la fâcheuse aventure arrivée au protégé du puissant Leibnitz, essaye de s’en excuser, et de se prémunir d’avance contre les plaintes du vieillard qu’il a laissé si inhumainement traiter. Cette lettre, rapportée par M. Kuhlmann, est écrite en français ; nous la citons textuellement :


Münden, ce 27 septembre 1707.
« Monsieur,

« Ayant appris par le médecin Papin, qui, venant de Cassel, passa avant-hier par cette ville, que vous vous trouvez présentement en cette cour-là, je me donne l’honneur de vous avertir, Monsieur, que ce pauvre homme de médecin qui m’a montré votre lettre de recommandation pour Londres, a eu le malheur de perdre sa petite machine d’un vaisseau à roues que vous avez vue ; les bateliers de cette ville ayant eu l’insolence de l’arrêter et de le priver du fruit de ses peines, par lesquelles il pensait s’introduire auprès de la reine d’Angleterre. Comme l’on ne m’avertit de cette violence qu’après que le bonhomme fut parti, et qu’il ne s’était point adressé à nous, mais au magistrat de la ville pour s’en plaindre, quoique cette affaire fût de ma juridiction, vous voyez, Monsieur, qu’il n’était pas en mon pouvoir d’y remédier. C’est pourquoi je prends la liberté de vous informer de ce fait, en cas que si cet homme ne voulût faire des plaintes à Hanovre et à Cassel, vous soyez persuadé de la vérité et de la brutalité de ces gens-ci. Si, en repassant à Hanovre, je puis avoir l’honneur de vous voir, Monsieur, je me donnerai celui de vous assurer moi-même de la passion constante avec laquelle je suis, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« Zeuner. »