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domicile, ne soit éloignée de Paris que de cent cinquante lieues moyennes, je ne fus instruit de l’expérience de Marly-la-Ville que par la Gazette de France du 27 mai, qui ne fut reçue à Nérac que dans les premiers jours de juin. Il est très-vrai encore que, quelle que fût ma diligence à dresser l’aiguille, je ne pus la mettre à l’épreuve avant le 9 du mois de juillet suivant, par le défaut d’orage.

Je serais en état de vous rapporter, monsieur, d’autres raisons de douter, qui dérivent naturellement de plusieurs faits avancés par M. Priestley, et qui serviraient à le faire soupçonner de n’avoir pas été bien exact dans son Histoire de l’électricité. Mais je me borne, quant à présent, aux observations que je viens de vous exposer, afin de terminer ma lettre par des déclarations qui me paraissent aussi nécessaires pour mes lecteurs que pour moi.

Tout bien considéré, de quoi s’agit-il entre nous deux ? M. Franklin ne me conteste point l’invention du cerf-volant électrique ; la lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’écrire, et que j’ai en main, en fait foi. Il est seulement arrivé, au bout de quelque temps, que des personnes sans intérêt se sont fait une fête d’essayer de m’enlever cette machine pour la lui donner. Oh ! sans doute, M. Franklin rejettera avec dédain un présent si honteux ; il est trop riche de son propre fonds pour vouloir l’augmenter en y joignant le bien d’autrui. S’il a cru ci-devant être le premier auteur du cerf-volant (ce que je suis encore à apprendre de sa part), il doit maintenant revenir de cette idée ; il doit voir que mes preuves sont aussi claires que le jour.

Ne croyez pourtant pas, monsieur, que par ces dernières paroles je prétende insinuer que M. Franklin n’a pas eu l’idée du cerf-volant, à peu près en même temps, ou même, si l’on veut, plus tôt que moi. Il se peut que cela soit, il se peut que cela ne soit pas ; je n’en sais rien. Toutefois j’augure que conduit par les mêmes principes qui me conduisaient, il était très-capable d’en tirer, en Amérique, les mêmes conséquences que j’en tirais en Europe.

Mais ce n’est pas là le fond de la contestation ; il se réduit à ceci : on voudrait nous faire accroire que M. Franklin a fait usage du cerf-volant dans le mois de juin 1752. Non-seulement ce fait n’est pas constaté ; il y a plus, c’est qu’il est impossible de jamais y parvenir. Il est convenu par mes adversaires que ce physicien a opéré en secret, et sans autre assistant que son fils, crainte de devenir la risée des sots. Il n’en est pas de même de mon côté ; j’ai allégué que j’avais eu l’idée du cerf-volant dès le 12 de juillet de la même année 1752 ; j’ai établi cette prétention par ma lettre de la même date ; j’ai autorisé cette date par un certificat de l’Académie de Bordeaux, date conséquemment la plus authentiquement fixée.

Tel est de part et d’autre l’état de la question. Si à présent, de ce point de vue, on prend garde que les choses cachées ne sont pas du ressort des hommes, et qu’ainsi ils sont astreints à juger par les preuves mises sous leurs yeux, on ne peut s’empêcher de décider en ma faveur.

Après toutes ces explications, que me reste-t-il à vous dire, monsieur ? Rien de plus, que de vous supplier encore, et pour la dernière fois, de vouloir bien insérer la présente lettre dans vos journaux ; d’y ajouter les pièces justificatives que j’y ai jointes, et de faire la publication de tout cela en une ou plusieurs parties, selon votre commodité, et de la manière qui vous plaira le plus.

Je suis avec respect, etc.
De Romas.

Cette lettre rétablit, avec l’accent incontestable de la vérité, les faits volontairement obscurcis par Priestley, pour donner à Franklin une gloire usurpée. Malheureusement comme nous l’avons dit, Romas mourut pendant l’impression de son livre, avant que les documents qu’il renferme eussent opéré dans l’esprit du public le revirement qu’ils devaient occasionner.

L’intrépide physicien de Nérac est donc mort, attristé, à ses derniers moments, par la pensée de l’injustice dont ses contemporains le rendaient victime ; mais il léguait à la postérité les pièces du procès. Grâce à elles, l’impartialité de la critique peut rendre, plus d’un siècle après lui, toute justice à sa mémoire. Ce n’est que par une suite de malentendus, volontaires ou non, que l’on a attribué à Franklin la part du lion dans les expériences sur l’électricité atmosphérique, et accordé à son seul génie la gloire d’avoir tout fait dans ce champ de découvertes, destinées à vivre d’un éternel souvenir. Nous avons rendu au physicien de Philadelphie tous les hommages qui lui reviennent pour sa découverte incontestable de l’analyse de la bouteille de Leyde, et pour celle du pouvoir des pointes. Mais nous avons dû apporter des restrictions à ce qui concerne ses recherches sur l’électricité atmosphérique.

Il importe d’autant plus de fixer équitablement ce point d’histoire, que pour ajouter à la part scientifique du physicien de Philadelphie, il faudrait dépouiller des sa-