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Tel est le personnage auquel on veut faire jouer le rôle d’inventeur de la machine à feu. Il est difficile qu’au milieu des événements de sa carrière agitée, il ait trouvé des loisirs à consacrer à l’étude des sciences. Ses écrits concernant la mécanique se bornent à son petit livre Century of Inventions. Nous n’avons rien à dire, en effet, d’un autre ouvrage qu’il publia sous ce titre : An exact and true Definition, etc. (Description vraie et exacte de la plus étonnante machine hydraulique inventée par le très-honorable Édouart Somerset, lord marquis de Worcester, digne d’être loué et admiré, présentée par Sa Seigneurie à Sa Majesté Charles II, notre très-gracieux souverain.) Cette Description vraie et exacte n’est consacrée qu’à l’énumération des usages extraordinaires de son admirable méthode d’élever l’eau par le moyen du feu. L’ouvrage ne contient pas une ligne relative à la description de l’appareil ; tout se réduit à une exposition emphatique des services qu’il peut rendre. On y trouve ensuite un acte du parlement qui accorde au marquis le privilége de sa machine, quatre mauvais vers de sa façon en l’honneur de sa découverte, puis le Exegi monumentum d’Horace, le tout glorieusement terminé par quelques vers latins et anglais à la louange de l’inventeur, dus à la plume de James Rollock, vieil admirateur de Sa Seigneurie.

Il est assez curieux de savoir comment est venue aux savants anglais l’idée d’attribuer l’invention de la machine à feu au nébuleux auteur du Century of Inventions.

Au commencement du xviiie siècle, lorsque furent construites les premières machines à vapeur qui aient fonctionné en Europe, des discussions assez vives s’élevèrent entre plusieurs mécaniciens qui réclamaient la priorité de l’invention. Le capitaine Savery, qui, comme on le verra plus loin, a construit la première machine à vapeur employée dans l’industrie, voulait s’attribuer l’honneur tout entier de cette découverte. Denis Papin, informé de ses prétentions, écrivit aussitôt pour établir ses droits de priorité. L’illustre physicien vivait, à cette époque, en Allemagne ; son refus d’abjurer la religion réformée lui interdisait l’entrée de la France.

Il y avait alors à Orléans, un savant abbé, nommé Jean de Hautefeuille, grand amateur de mécanique, et qui nous est connu par quelques travaux sur lesquels nous reviendrons. Le pieux abbé ne put supporter la pensée de voir décerner à un hérétique l’honneur d’une si importante découverte, et dans un de ses opuscules[1], il contesta les droits de Papin. Ce fut alors que les Anglais, entrant dans la querelle, produisirent l’ouvrage, jusque-là inaperçu ou méprisé, du marquis de Worcester. Cette intervention, qui semblait mettre les parties d’accord, termina le débat, et la victoire resta acquise au génie britannique.

Mais, on le voit, le zèle de l’abbé de Hautefeuille avait été bien mal inspiré, car le marquis de Worcester, en sa qualité d’Anglais, était tout aussi hérétique que Papin. Ainsi l’abbé de Hautefeuille n’avait rien fait gagner à sa religion, et, du même coup, il avait dépossédé sa patrie de la gloire légitime qui lui revenait.

    que le marquis ait jamais fait des expériences sur l’élasticité de la vapeur (car il est permis de mettre en doute l’expérience du canon), ou ait tenté de mettre à exécution son projet, en construisant une machine, il est vrai de dire qu’il ne reste aucune trace ni de ses expériences, ni de son appareil : aussi il est plus raisonnable de révoquer en doute les travaux dont il se glorifie. La clause de l’acte du parlement par laquelle on lui accorde le privilége de son monopole fortifie singulièrement notre soupçon, et lui donne presque un caractère de certitude : car il y est expressément dit (et cette clause prouve que le procédé était tout nouveau) que le brevet a été délivré au marquis sur sa simple affirmation qu’il était l’auteur de la découverte. Il n’est pas vraisemblable qu’on eût motivé ainsi son brevet, s’il eût eu une machine à montrer ou une expérience à rapporter. »

  1. Lettre de M. Hautefeuille à M. Bourdelot, premier médecin de madame la duchesse de Bouillon, sur le moyen de perfectionner l’ouïe. 1702, brochure, p. 14.