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senter son appareil comme créant « une force motrice presque indéfinie ». Salomon de Caus est bien loin d’élever des prétentions aussi hautes. Le petit appareil qu’il décrit, il le met sur la ligne du siphon, de la fontaine de Héron et même des tissus humectés. Que pensez-vous des effets d’une machine destinée à rivaliser avec la capillarité des tissus ? Certes, si Salomon de Caus avait eu le projet qu’on lui prête, s’il avait voulu présenter son appareil comme susceptible de créer une force applicable aux travaux de l’industrie, le lieu était bien choisi de le déclarer nettement dans un livre sur les forces mouvantes. S’il avait eu quelque pensée de ce genre, il n’eût pas manqué de s’en exprimer clairement et formellement : il eût ainsi épargné aux historiens les épineux commentaires où il les a contraints de s’engager.

Ainsi Salomon de Caus trouva dans la science de son temps la notion vague, imparfaite et confuse, des effets mécaniques de la vapeur d’eau, effets que l’on n’avait pas encore réussi à distinguer de ceux de l’air échauffé. Il signala ce fait dans l’un de ses écrits, sans y ajouter plus d’importance qu’on ne le faisait à son époque, et sans songer un instant à l’appliquer à la construction d’une machine. Ce qui prouve qu’il n’ajoutait rien aux idées scientifiques de son temps, c’est que son ouvrage ne produisit aucune impression sur l’esprit de ses contemporains. Consulté seulement par quelques personnes de sa profession, le livre de l’architecte normand, qui traite, au même titre, des forces mouvantes, du dessin des grottes et fontaines et de la fabrication des orgues, occupa fort peu les physiciens. Le jésuite Gaspard Sohott est le seul, qui, dans un ouvrage imprimé en 1657, sous le titre de Mechanica hydraulico-pneumatica, fasse mention du nom et de l’ouvrage de Salomon de Caus. Aucun autre auteur de son siècle n’a parlé de cet appareil, et son parent, Isaac de Caus, qui écrivit, quelques années après lui, un traité sur les moyens d’élever les eaux, ne cite pas même l’ouvrage de son homonyme.

Nous sommes donc contraint de rejeter l’opinion, universellement répandue, qui fait de Salomon de Caus un savant de premier ordre qui, par la force de son génie, devina, il y a deux siècles, la machine à vapeur moderne.

Nous sera-t-il permis d’ajouter, par forme de conclusion, qu’il serait bon, dans l’histoire des sciences, de se montrer sobre de ces types romanesques d’hommes de génie qui devancent leur époque, et qui, tout d’un coup, font briller la lumière aux yeux de leurs contemporains plongés dans la nuit de l’ignorance et des préjugés. Rarement un savant devance son époque. Appliquer les notions acquises de son temps, en déduire toutes les conséquences qu’elles renferment, cette tâche suffit à occuper son génie. Raisonner autrement, c’est introduire la fantaisie dans le domaine de l’histoire ; c’est donner une idée fausse de la marche ordinaire de l’esprit humain et des lois qui président à l’évolution de nos découvertes ; c’est enfin placer les esprits sur une pente dangereuse. En effet, quand un savant, raisonnant de bonne foi, a contribué à répandre dans le public un de ces préjugés, ce faux germe ne tarde pas à porter son fruit vicieux. On ne se fait pas scrupule de renchérir sur la donnée primitive, et sur la trame de cet épisode enjolivé de l’histoire scientifique, on se met à broder sans façon un chapitre de roman.

En ce qui touche Salomon de Caus, ce résultat ne s’est pas fait attendre.

Au mois de novembre 1834, quelques années après la publication de la Notice d’Arago sur la machine à vapeur, le Musée des familles publia une prétendue lettre, datée du 3 février 1641, adressée par Marion Delorme à Cinq-Mars. Cette femme trop célèbre, raconte, dans cette épître, les détails d’une visite qu’elle aurait faite à Bicêtre, en compagnie du marquis de Worcester. En traversant la cour des fous, Marion Delorme et le marquis de