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tES PRIMITIFS FLAMANDS z83

humains suggérés par la Bible et l'Evangile, et reproduit des scènes de la vie con- temporaine pour assurer un cours plus libre encore à sa verve satirique et philoso- phique. Les temps s'assombrissaient terriblement. Des divisions profondes agitaient les esprits. « Beaucoup de gens, dit van Vaernewyck, languissent comme s'ils étaient privés de leur aliment habituel. >> Par une formidable ironie, c'est ce moment que Bruegel choisit pour peindre son Pays de Cocagne de la collection Weber, 1567. Or l'année précédente, l'année où le maître exécutait le Dénombrement de Bethléem, avait été appelée het Wonderjaer ! Et c'est au moment où le duc d'Albc débarque dans nos provinces, au moment où l'on érige le Conseil des Troubles, où l'on arrête Egmont et Homes, que Bruegel peint ce Pays de Cocagne, ce Luilekkerland, pays utopique du gourmand et du paresseux. On se souvient d'avoir admiré ce haut chef-d'œuvre d'humour à l'exposition des Primitifs. Tous les détails de la tradition sont respectés. Le paresseux sort d'une montagne de farine et une branche d'arbre le dépose délicatement sur les rivages de la terre promise. Il y rencontre des pâtisseries en forme de cactus, un porc tout cuit portant coutelas à la bedaine, un poulet rôti et un œuf à la coque courant à toutes jambes. Sous une table, chargée de victuailles, ronflent trois paresseux-gourmands : un noble armé de pied en cap, un villageois à ceinture phénoménale, un étudiant qui n'a plus que faire de ses livres. Et les tartes, — tartes au riz, tartes aux prunes des Flandres, tartes au fromage de la Wallonie, — poussent sur les toits en parterre multicolore. C'est une satire sociale, mais c'est aussi l'épopée de notre gloutonnerie, la vision lyrique de notre chère goinfrerie, — le tout avec un coloris clair, joyeux, orchestré par le plus délicat des peintres. La même année, il peint la Conversion de saint Paul (Musée de Vienne) qui nous met en présence d'un cortège de cavaliers et de fantassins, se déroulant avec une étonnante puissance pittoresque sur les flancs d'une roche géante. L'année suivante, i568, une année avant sa mort, Bruegel traduisait l'incer- titude et l'affolement des esprits de la manière la plus dramatique dans sa Parabole des Aveugles du Musée de Naples, où la marche « rigide et fatale » des pauvres gens, le calme des belles prairies du fond, le sentiment inéluctable qui rè^ne dans toute la composition sont d'un maître, qui, en étudiant son temps, ouvre largement la voie aux conceptions du réalisme moderne. Et au même musée est cet autre chef-d'œuvre, le Misanthrope, que commente l'inscription : Om dat de Werelt is soe omgetro, daerom gha ic in de ro — Parce que le monde est si trompeur, j'ai revêtu le deuil. Œuvre incomparable de sobriété et de grandeur! Œuvre tellement simple et profonde qu'on s'habitue aisément à la considérer comme un aboutissement de la carrière de Bruegel alors qu'elle est de i565 et par conséquent antérieure au