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LES PRIMITIFS FLAMANDS

Malgré l’intérêt et la puissance des œuvres que nous venons d’examiner, nous n’avons pas encore rencontré le moraliste, le prédicateur, le théologien symboliste que nous présentions plus haut. Il se découvre dans une série dernière de tableaux où sont traités le genre, les proverbes et ce que M. Justi appelle die Traüme, — les Rêves. Le triptyque de Valence représentant au centre le Couronnement d’épines, à droite la Flagellation, à gauche la Trahison de Judas appartient plutôt au groupe de la seconde manière ; d’ailleurs il y a de fortes raisons pour le considérer plutôt comme l’œuvre d’un épigone. La forme dernière du réalisme de Bosch en même temps que l’expression initiale de sa peinture prédicatoire sont marquées par la Cure de la Folie ou Pintura de los locos (Prado). C’est une scène de mœurs. Au milieu d’une vaste plaine campinoise (la conception de ce paysage s’imposera à Bruegel dans son Misanthrope de Naples où le fond semble l’œuvre d’un Millet), un chirurgien extrait du cerveau d’un rustre une pierre, cause de la folie. Le tableau est l’illustration du proverbe : Iemand an den Key snyden. Il est inutile d’en commenter la portée satirique et morale. Les inventaires espagnols renseignent un certain nombre de tableaux où Bosch dénonça les ridicules de son milieu en peignant des épisodes de la vie quotidienne : les Aveugles chassant, Danses à la mode flamande, le Gros souffleur, la Sorcière, la Truie, tous ces tableaux sont perdus. La Cure de la Folie est sans doute l’un des chefs-d’œuvre de ce genre. Le Musée d’Amsterdam en possède une imitation : l’Opération de la Pierre, et l’on peut encore rapprocher de la Pintura de los locos deux tableaux qui sont, croit-on, de la main du maître : Un Charlatan, très jolie petite composition du Musée de Saint-Germain-en-Laye et un Enfant prodigue de la collection Figdor, où le héros biblique devient un vagabond misérable, un chemineau suspect auquel les molosses des fermes montrent les dents.

Les Délices terrestres de l’Escurial symbolisent la variété des passions humaines. On appelle cette œuvre en Espagne Lujuria, El Trafago, ou encore El quadro del Madrono. M. Cardon a exposé à Bruges en 1902 une bonne réplique de la partie centrale. Les volets représentant la Création d’Adam et Ève et les Enfers, caractérisent pleinement la troisième manière. La Création mélange pour la première fois des éléments fantaisistes et exotiques. Les récits et les croquis des voyageurs qui préparèrent la découverte de l’Amérique se reflètent dans le génie de Bosch et la présence d’un nègre et d’un Chinois dans le Portement de Croix de Gand nous aurait déjà permis de le remarquer. Le fait est plus sensible dans cette Création qui rassemble des arbres singuliers, des oiseaux aquatiques, des troupeaux de licornes, tandis qu’au fond surgit « un chaos de constructions étranges[1]. »

  1. Du volet des Enfers, le Prado conserve une petite copie sous le nom de Visio Tondalis du titre d’un livre populaire au XVe et au XVIe siècle : Het boek van Tondalus Visionen. Anvers 1482.