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Eyck est comme renversée ; l’argent se substitue à l’or. Seul le superbe panneau où les damnés se précipitent dans la géhenne ardente « gehenna ignis » montre des tonalités rousses, bronzées, brûlantes, brasillantes.

Ce coloris reste d’une parfaite unité. On a soutenu très savamment, que le Jugement de Beaune était l’œuvre de plusieurs artistes, que Roger avait peint les portraits, Memlinc le Christ, la Vierge, saint Jean et l’ovale exquis de saint Michel, Bouts peut-être les réprouvés… Mais comment dès lors expliquer la puissante harmonie de la technique ? Que Roger ait eu des collaborateurs pour l’exécution de cette œuvre considérable, qui en doute ? Mais ces collaborateurs subissaient la discipline de son atelier et n’étaient, en travaillant au Jugement de Beaune, que de dociles élèves absorbés par le génie de leur maître.

D’une parfaite unité au point de vue technique, l’œuvre est aussi d’une scrupuleuse orthodoxie dans l’ordonnance et la figuration. En veut-on des preuves ? Les messagers à trompettes qui entourent saint Michel sont au nombre de quatre, pour rassembler les « élus des quatre vents » ; le Christ, assis sur l’arc-en-ciel, tient la main droite levée vers le lys et de son bras semble en quelque sorte descendre l’appel aux élus inscrit sur le panneau : Venite, benedicti patris mei, possidete paratum vobis regnum a constitutione mundi (Venez, les bénis de mon père, possédez le royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde), tandis que son bras gauche, tendu sous l’épée justicière, menace les réprouvés en montrant l’inscription : Discedite a me, maledicti, in ignem œternum qui paratus est diabolo et angelis ejus (Retirez-vous loin de moi, maudits, au feu éternel qui a été préparé à Satan et à ses anges). D’ailleurs, la beauté religieuse du retable n’est point seulement dans la précision conforme des détails ; elle est surtout dans la spiritualité des figures, et ce que nous disions devant la Descente de Croix doit être répété devant le Jugement dernier. Roger van der Weyden n’est point un réaliste à la façon de Jean van Eyck ; il crée avec peine une figure terrestre ; il lui est tout à fait aisé, au contraire, de donner aux saints une âme digne d’eux. Le peintre de Bruxelles, dans la plus haute acception du mot, est un mystique, le plus pur peut-être de notre école. La réalité, au surplus, ne le laissait pas indifférent et il n’est point à dédaigner son portrait de Nicolas Rolin, glabre, sec, menu, énergique, au long corps maigre perdu dans une simarre sombre, au visage pâle que surmonte une chevelure si plate, si régulière qu’on la prend généralement — à tort, suivant nous, — pour une perruque… Vers cette figure d’égoïsme, de ruse et d’humilité, vers ce Mécène effacé et têtu va toute notre reconnaissance… Un inventaire de 1501 nous apprend que la « table en plate peinture où est le Jugement » était placée primitivement dans la chapelle de l’hôpital,