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jour des noces de Charles le Téméraire, le peuple brugeois considérait avec quelque respect ce Florentin qui aimait si passionnément la Flandre et ses artistes…

Comme dans l’Adoration de l'Agneau, la Descente de croix de l’Escurial et la Cène de Louvain, l'art primitif des Flandres, dans le retable des Portinari, se hausse de nouveau aux sommets les plus sublimes de la ferveur et de la vie, et rien ne peut traduire la solennelle émotion de l'ensemble. Au centre, c'est l’Adoration des Bergers, (Fig. LXVI) avec l'enfant divin entouré d'anges richement vêtus et posés en croix, avec Marie priant à genoux et saint Joseph se tenant pieusement à l'écart. Et les bergers accourent, pleins d'une joie sans bornes, et mêlent leur rusticité pittoresque à la gravité de la scène sacrée. « Ce n'est plus le somptueux art de Cour d'un Jean van Eyck qui travaillait à Bruges pour le prince le plus riche de l'Europe[1] ; » l'humanité quotidienne a définitivement pénétré dans la peinture ; ce sont des voisins de van der Goes, des artisans, des laboureurs qui ont servi de modèles. On se croirait en présence d'une série de portraits que le maître fait valoir avec toutes les particularités propres à l'original. Le décor, les plantes, les accessoires montrent une même force d'individualisation qui tente de rivaliser avec la vie et qui y réussit par le mystère persuasif de la sincérité… Il y a plus. L'éclairage de cette partie centrale permet de considérer van der Goes comme le premier peintre qui ait eu la notion du clair-obscur tel que l’entendent encore les maîtres actuels[2] . Des anges flottent à gauche, au-dessus de la crèche ; leurs vêtements baignent en partie dans des clartés irréelles, — et c'est le premier exemple que nous trouvions d'un effet de ce genre. Il faut voir probablement dans ce pittoresque détail de mise en scène une réminiscence des mystères que l'on représentait pendant la nuit de Noël avec un éclairage artificiel, — des flambeaux sans doute. L'étude de ces lumières ne pouvait manquer de révéler plus intimement à van der Goes à quel point l'atmosphère constitue un élément d'expression et de réalité.

Les volets représentent à gauche Tomaso Portinari avec ses fils et deux saints : Thomas et Antoine ; à droite la femme de Portinari avec une fillette et deux saintes : Marguerite et Madeleine. Les figures nobles et méditatives des saints personnages, les portraits si réels des donateurs et de leurs enfants, les paysages, d'une profondeur émouvante, mettent ces volets au niveau du sujet principal. Dans la partie où se dressent les hautes figures de sainte Marguerite et de sainte Madeleine, on trouvera cette élégance et ce charme qui, dans l’Abigaïl de Gand, faisaient sans doute l'attrait du groupe féminin chanté par Lucas de Heere[3]. Comment qualifier le paysage de ce

  1. Cf. K. Voll, Altniederländische Malerei, p. 310.
  2. Cf. notre travail Le Clair-obscur dans la peinture des XVe, XVIe et XVIIe siècles. Extraits des Mélanges Kurth, Liège, 1908.
  3. Ce panneau est le seul qui soit bien conservé. La partie centrale et le volet de droite sont fort repeints.