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CHAPITRE VI.

de Sophie. Quelque satisfaction qu’il eût montrée à l’écuyer, il étoit au fond vivement blessé. L’entrevue qu’il venoit d’avoir avec miss Western, l’avoit convaincu de son mépris et de sa haine pour lui, et pénétré des mêmes sentiments pour elle. Pourquoi donc, dira-t-on, ne renonça-t-il pas sur-le-champ à sa poursuite ? Pour cette raison-là même, et pour plusieurs autres également bonnes, que nous allons exposer.

Si la nature n’avoit pas donné à Blifil une ame aussi ardente, aussi passionnée pour le beau sexe, qu’à notre ami Jones, elle l’avoit doué pourtant d’une certaine sensibilité, de cet instinct qui dirige tous les êtres animés dans la recherche des objets propres à flatter leurs goûts, et à satisfaire leurs appétits. Guidé par cet instinct, il considéroit Sophie comme un friand morceau. Il la voyoit du même œil qu’un épicurien regarde un ortolan. La douleur de cette aimable fille augmentoit, plutôt qu’elle n’altéroit ses charmes. Les pleurs ajoutoient à l’éclat de ses yeux ; les soupirs imprimoient à son sein un mouvement délicieux. On ignore toute la puissance de la beauté, quand on ne l’a point vue dans les larmes. Blifil se sentoit enflammé d’un désir qu’il n’avoit point encore éprouvé ; et l’aversion de Sophie n’en diminuoit en rien la vivacité. Loin de là, elle tournoit au profit des plaisirs qu’il se promettoit, en lui