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— M’en eût-elle coûté mille, s’écria Jones avec chaleur, je la ferois tuer et jeter aux chiens !

— Bon ! bon ! parce qu’elle t’a cassé le bras ? Il faut oublier et pardonner. Je te croyois plus homme que cela. Garder rancune à un animal ! »

Sophie se hâta d’interrompre son père, en lui offrant de jouer quelqu’un de ses airs favoris : proposition qui étoit toujours bien reçue. Elle avoit changé plusieurs fois de couleur pendant le dialogue précédent. Il est probable qu’elle interprétoit autrement que n’avoit fait l’écuyer, la colère de Jones contre la jument. Elle éprouvoit une émotion visible, et joua si mal, que M. Western se seroit certainement aperçu de son trouble, s’il ne se fût bientôt endormi. Jones, au contraire, n’étoit rien moins que disposé au sommeil ; il avoit les oreilles et les yeux bien ouverts, et fit des observations qui, jointes aux circonstances déjà connues du lecteur, lui donnèrent la preuve qu’il se passoit quelque chose d’extraordinaire dans le cœur de Sophie. Plus d’un jeune homme trouvera sans doute sa découverte bien tardive ; mais Jones avoit une excessive défiance de lui-même, et sa timidité l’empêchoit de s’apercevoir de la bienveillance dont il étoit l’objet. Ce défaut, si c’en est un, ne peut être corrigé que par l’éducation précoce des grandes villes, aujourd’hui si fort à la mode.