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Il y avoit en lui un certain sentiment, sur le nom duquel les philosophes ne sont pas d’accord, mais qui n’en existe pas moins dans le cœur humain, qui lui sert à distinguer le juste de l’injuste, qui le pousse vers l’un et le détourne de l’autre. La personne qui en est douée fait-elle bien ? point d’ami plus empressé de lui applaudir ; fait-elle mal ? point de censeur plus prompt à la blâmer.

On peut comparer ce sentiment au fameux Bahutier[1] de la comédie. En veut-on avoir une idée plus sensible ? C’est un juge placé dans le cœur, comme le grand-chancelier d’Angleterre sur son tribunal. Là, il préside, gouverne, dirige, prononce, acquitte, et condamne suivant le mérite et la justice, avec une intelligence à laquelle rien n’échappe, avec une pénétration que rien ne peut tromper, avec une intégrité que rien ne peut corrompre.

  1. Personnage bizarre et mystérieux qui, du temps d’Addison et de Steele, fréquentoit assidûment le théâtre. Il se plaçoit à la galerie supérieure, où vont d’ordinaire les gens du peuple. Là, prêtant au spectacle une oreille attentive, il jugeoit ce qui se passoit sur la scène avec un tact sûr, avec une sorte d’infaillibilité. Presque toujours ses arrêts étoient reçus du public comme des oracles. Toutes les fois qu’il étoit content de la pièce, ou des acteurs, il témoignoit sa satisfaction, en frappant sur les bancs et sur les bords de la galerie des coups violents, dont le bruit retentissoit dans toute la salle. Cet homme remarquable par sa grande taille et par sa barbe noire, n’étoit connu que sous le nom de bahutier, soit qu’il exerçât réellement ce métier, soit qu’on lui eût donné ce sobriquet, à cause de la ressemblance des coups qu’il frappoit, avec ceux qu’on a l’habitude d’entendre dans les boutiques des bahutiers.
    (Extrait du no 235 du Spectateur.)  Trad.