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prudence rocaleux

avec des commentaires plus ou moins agréables sur les commerçants.

— Voici ce que j’ai pour 60 francs, Madame, de la « ruelle » de veau.

— On dit rouelle.

— Cela m’est égal ! c’est toujours du veau… du pauvre veau qui sera à peine juteux. On se demande avec quoi ça a été nourri ? Je ferai une timbale de macaroni bien corsée, parce que c’te viande ne tiendra pas au corps, et il ne faut pas que M’sieu Jacques ait faim en sortant de table. Pour ce soir, je ferai des haricots verts. Au mois de juillet, on nage dans l’haricot. J’aime assez les commerçants de Lyon. Y sont presque plus aimables qu’à Paris. Y blaguent moins. À Paris, dès que mon boucher me voyait, c’était des hurlements ! « Tiens, v’la Mâme Prudence, qu’est-ce qu’on va lui vendre à cette chère petite dame ? » Je suis bien en chair et je n’ai pas de papillotes. Tout le monde riait, bien sûr. Si j’étais bien lunée, ça passait ; mais quand je m’étais levée du pied gauche, oh ! alors, il n’en menait pas large, ce gros ! Je lui disais : « Servez vot’ marchandise, au lieu de dire des bêtises, et donnez-moi bon poids ! » Vous vous doutez, Madame, que quand on riait, la balance ne se surveillait pas, et que le boucher en bénéficiait.

Il arriva qu’un matin, Prudence revint dans un état fou. En entrant, elle s’écria :

— Je suis perdue !

Elle marchait de long en large, en comprimant sa poitrine de ses deux mains.

— Qu’avez-vous ? questionna Mme Dilaret alarmée.

— Je suis perdue.

— Êtes-vous malade, blessée ?

— Non, non, on guérit ; il s’agit de ma réputation, et alors mon cœur bat d’émotion.