Etienne. — Ce n’est pas ce qu’il faut lui dire. Ecoutez, mère Grosbois, vous êtes née en 1860…
Madame Grosbois. — C’est une infamie !
Etienne. — Ça ne sortira pas d’entre nous. Vous aviez dix ans au siège de Paris…
Madame Grosbois. — Monsieur !…
Etienne. — Ce n’est pas pour vous être désagréable. Vous en êtes donc restée à des choses de l’Empire : aux viveurs qui se ruinaient pour des cocottes, aux attelages à la Daumont ; vous êtes du siècle du cheval.
Madame Grosbois. — Et je m’en vante !… on avait une autre allure qu’aujourd’hui.
Etienne. — On avait aussi d’autres idées. Si une fille de votre temps voulait réussir, elle n’avait qu’une chose à faire : se mettre grue.
Madame Grosbois. -… ou écuyère, monsieur.
Etienne. — Ou danseuse, c’est entendu. Entre se déclasser avec un miché de la haute ou être honnête avec un purotin de son rang, fallait qu’elle choisisse, aucun avenir avec des types comme nous. Un ouvrier, alors, mourait dans la peau d’un ouvrier.
Madame Grosbois. — Eh ! bien… et aujourd’hui ?
Etienne. — Non ! c’est changé ! Il y a le mécanicien, aujourd’hui… et le mécanicien, c’est comme qui dirait le soldat de fortune. Ne vous mettez pas en peine pour votre nièce, un jour elle vous fera des rentes.
Madame Grosbois. — Quoi ?
Etienne. — Avec mon argent, car ça s’est vu qu’un jeune mécanicien, aux mains pleines de graisse, dix ans plus tard, recevait des ministres à sa table servi par des queues de morue.
Madame Grosbois. — Vous êtes à enfermer !
Gabrielle. — Tu as raison.
Madame Grosbois. — Tu es à enfermer aussi.
Etienne. — Blaguez ! Quand je lis l’"Auto" ou "Paris-Sport" et que j’y dégote les exploits d’anciens coureurs à bicyclette qui triomphaient dans des Paris-Berlin, rien ne me semble impossible. Ils sont arrivés par l’énergie, par le sang-froid. C’est comme les hommes du Premier Empire ! Il y en a qui ont fondé des usines, qui font aujourd’hui gagner leur vie à des milliers d’ouvriers ; quelques-uns sont décorés. Et où étaient-ils en partant ?… dans la crotte, comme moi.
Madame Grosbois. — Vous avez l’intention d’être décoré ?
Etienne. — J’ai toutes les intentions. Je m’autorise tous les rêves. Car je suis pratique, j’ai de la vaillance… et je suis un homme libre. Et c’est chic, ces choses-là ; on a l’impression d’être un Américain.
Madame Grosbois. — Vous ferez dix mille francs par mois à ma nièce, n’est-ce pas ? Vous nous achèterez un hôtel, peut-être ?… Non, mais dites-le !… que je meure de rire. Allez, vous êtes mariés et vous avez raté votre vie.
Etienne. — Enfin, on a une compagne qui est économe, espérante et gaie. Il peut vous tomber le tonnerre, on n’a jamais raté sa vie.
Gabrielle. — Bravo ! le gosse.
Etienne. — Avec ça, qu’on ait de l’aventure, de la jeunesse et un peu de veine,… alors on grimpe l’existence en quatrième vitesse, on reste honnête et on se fout de tout.
Madame Grosbois. — C’est bien. En attendant, je vous diminue de vingt francs par mois.
====Scène