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Paillardin, haussant les épaules. — Ah ! de la caillasse !… Comment feras-tu tenir le mortier, avec ta caillasse ?

Pinglet. — Mais alors, mets du granit !… Mais mets quelque chose qui tienne !…

Paillardin. — Oui ! mais à quel prix est-il, le granit, hein ! à quel prix est-il ?…

Pinglet. — Ah ! à quel prix est-il ?… Mais alors, mets du liais, du cliquart, de la roche, du banc-franc !…

Paillardin. — C’est trop lourd, tout ça !

Pinglet. — Eh bien ! mets de la lambourde, du vergelet, du Saint-Leu, du Conflans, du Parmain !

Paillardin, se levant. — Et puis, tu m’embêtes !… Tu as l’air d’un dictionnaire !… Mets ce que tu voudras, pourvu que ça tienne !…

Pinglet. — Naturellement !… "Pourvu que ça tienne" !… (Déposant le plan.) Les voilà, les architectes !… Si nous n’étions pas là… nous autres, entrepreneurs !…

Paillardin, s’asseyant sur le canapé. — C’est bon, ça va !… Ma femme n’est pas ici ?

Pinglet. — Oui, elle est par là, avec la mienne. (S’appuyant au dossier du canapé.) Au fait, qu’est-ce que tu lui as encore fait, à ta femme ?

Paillardin. — Pourquoi ?… Elle est venue se plaindre ?

Pinglet. — Mon Dieu, non, mais il n’y a qu’à la regarder.

Paillardin, d’un ton indolent et blasé. — Ah ! ne m’en parle pas ! elle est insupportable ! Je ne sais pas ce qu’elle a ! Enfin, je la rends parfaitement heureuse !… Qu’est-ce qu’il lui faut ?… Je ne la trompe pas !… Je n’ai pas de maîtresse !…

Pinglet. — Tu n’as pas de maîtresse !… Tu ne fais que ce que tu dois !

Paillardin. — Je le sais bien… Mais encore, le fais-je ! Mais non, elle n’est pas encore contente ! Elle trouve que je ne suis pas assez tendre avec elle !

Pinglet. — Mais pourquoi ne l’es-tu pas ?

Paillardin. — Oh ! s’il faut être tendre avec sa femme, maintenant !… Zut !… Est-ce que tu es tendre avec la tienne, toi ?

Pinglet. — Ah ! mon vieux… vingt ans de bouteille !

Paillardin. — Eh bien ! c’est une qualité.

Pinglet. — Pour le vin !… pas pour les femmes !… Veux-tu que je te dise, la mienne sent le bouchon !

Paillardin, riant. — Ça !… Je ne peux pas dire ça de ma femme !… Mais, tu comprends, si après cinq ans de mariage on doit encore attacher de l’importance à ces formalités-là !… Non !… Si on doit se marier pour… bonsoir !… autant prendre une maîtresse !

Il allume une cigarette.

Pinglet. — Tu as une jolie morale, toi !…

Paillardin. — Non !… Seulement, tu comprends… Je travaille toute la journée, je passe mon temps sur les échafaudages, je rentre le soir éreinté, je me couche et je dors ! Eh bien, ma femme ne peut pas admettre ça !… Elle appelle ça : un manque de respect !…

Pinglet. — Ah ! le mot est heureux !

Paillardin, à demi étalé, les jambes croisées. — Qu’est-ce que tu veux !… je ne suis pas un noceur, moi !… Je ne l’ai jamais été ! C’est même pour ça que je me suis marié ! Je n’avais pas de tempérament.