rellement pour ceux qui savent. Maintenant, pour ceux qui ne savent pas, j’aime autant ne pas ébruiter l’affaire. Je serais très vexé de me singulariser à Bercy !
Angèle. — Vous êtes modeste !
Savinet. — Je n’ai jamais aimé à me faire remarquer. Donc, je viens demander à ce brave Ribadier de laisser ignorer à ses témoins et à tout le monde le véritable motif de notre rencontre. Nous nous battons sous un prétexte quelconque, comme celui-ci par exemple, que j’ai imaginé ! Ribadier et moi avons dîné ensemble, n’est-ce pas ! On a servi un vin fin ! Ribadier a dit que c’était du bordeaux, moi, j’ai dit que c’était du bourgogne ! C’était moi qui avais raison, et nous nous battons à mort !
Angèle. — Vous croyez que cette raison-là ?…
Savinet. — Oh ! Nous n’en trouverons pas de meilleure !… Pour Bercy, songez donc, une question professionnelle…
Angèle. — Ceci, d’ailleurs, est affaire entre vous et monsieur Ribadier ! Quant à moi, je n’ai plus rien de commun avec lui.
Elle s’assied sur le canapé.
Savinet, s’asseyant près d’elle, sur une chaise, — Allons donc ! Ah ! Vous êtes fâchée après lui ?
Angèle. — Oh ! Fâchée ! Ce mot est aimable !
Savinet. — Tenez, vous n’avez pas de philosophie ! Non, madame, vous n’en avez pas !
Angèle. — Cependant…
Savinet. — Ah çà ! mais est-ce que vous croyez qu’au premier moment j’en ai pris comme ça mon parti ? Non, j’ai été comme vous… J’ai été ennuyé. Eh ! Bien, voyez-vous, dans la vie, le tout est de bien établir sa situation. Ce matin, quand j’ai vu mon domestique m’apporter mon déjeuner comme à l’ordinaire, quand mon concierge m’a remis mes lettres, je me suis dit : "En somme, qu’est-ce qu’il y a de changé ?" Rien, une fiction ! Il y a beaucoup de convention dans tout cela, vous savez !
Angèle. — Vous croyez ?
Savinet, — Ah ! madame, s’il y en a !… Alors, à côté de ça, je commence par vous dire que je ne suis pas superstitieux ! Mais enfin, c’est curieux tout de même… une affaire… une affaire superbe après laquelle je courais depuis deux mois sans arriver à une solution… V’lan ! ce matin, en deux temps, je l’ai conclue ! C’est moi désormais qui ai la fourniture des vins de Bordeaux dans les bouillons Duval ! C’est une affaire énorme. Eh ! Bien, ça ne prouve rien, c’est évident, mais enfin, je serais peut-être en droit de me dire : "Si Ribadier tout de même n’était pas venu me… Eh ! Eh ! je n’aurais peut-être pas la fourniture des bordeaux dans les bouillons Duval…"
Angèle, se levant. — Allons ! Je vois que c’est vous qui êtes l’obligé de monsieur Ribadier !"
Elle passe à gauche.
Savinet, se levant. — Oh ! Je n’irai pas jusqu’à dire ça… je n’oublie pas quelle a été sa conduite à mon égard ! Si encore il s’était contenté de me prendre ma femme ! Mais il ne parlait même pas de moi respectueusement !
Angèle. — Non !
Savinet. — Tenez !
Il tire une lettre de sa poche.
Angèle. — Qu’est-ce que c’est que ça ?