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LE MARÉCHAL DE MONTLUC.

propos, ajoute-t-il, qui me tirent les larmes des yeux. » Nest-ce pas chose touchante que de voir cette larme paternelle sillonner la rude physionomie de celui qui avait vu d’un œil sec couler tant de pleurs ?

Dans la suite, toujours plein de ce tendre et douloureux souvenir, il s’accusait avec émotion auprès de son compatriote Montaigne[1] de n’avoir pas assez montré à ce fils qu’il avait perdu l’extrême amitié qu’il lui portait et le digne jugement qu’il faisait de sa vertu. « Ce pauvre garçon, disait-il, n’a rien vu de moi qu’une contenance refrognée et pleine de mépris, et a emporté cette créance, que je n’ai su ni l’aimer ni l’estimer selon son mérite. À qui gardais-je à découvrir cette singulière affection que je lui portais dans mon âme ? Était-ce pas lui qui en devait avoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Je me suis contraint et géhenne pour maintenir ce vain masque ; et y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quand et quand, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais reçu de moi que rudesse ni senti qu’une façon tyrannique. » Cette plainte, qui semblait à Montaigne bien prise et raisonnable, touchait madame de Sévigné jusqu’aux larmes, et c’était un des passages qu’elle goûtait le plus dans le livre « si plein de bon sens » des Essais.

Ces pertes ne pouvaient manquer d’étendre comme un voile funèbre sur les dernières années de Montluc, qui fut cruellement blessé lui-même en 1570 au

  1. Voyez les Essais, II, 8.