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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

l’âme chrétienne est censée être supérieure au corps chrétien. Mais sans nous y arrêter, ce qu’il nous importe de comprendre, c’est que dans la religion l’homme sacrifie une obligation envers l’homme (par exemple, la reconnaissance, l’amour, le respect qu’il doit à la vie d’un autre homme), il la sacrifie à une obligation envers Dieu. L’homme chrétien a sans doute fait table rase sur beaucoup de rêveries et d'illusions aussi ineptes que perverses, en établissant l’adoration pure, c’est-à-dire en proclamant un Dieu exempt de besoins matériels. D’un autre côté, toutefois, on voit qu’il y a là plutôt une notion métaphysique qui n’exprime point l’essence spécifique de la religion. Or, si vous retenez le besoin d’adoration sur un côté seulement, sur le côté subjectif ou humain, vous avez par là un manque de symétrie qui, ici comme ailleurs, laisse froide l’âme religieuse : vous devez donc, sinon ouvertement par des mots, au moins d’après la pensée, introduire dans Dieu une notion qui satisfait ce besoin subjectif. Toutes les déterminations positives de la religion ne se basent que sur une pareille réciprocité : « Qui m’honore, je l’honorerai aussi, et qui me méprise, je le mépriserai (Samuel I, 2, 30). » Et saint Bernard (ad Thomam epist. 107) : « Jam se, ô bone Pater, vermis vilisimus et odio dignus dignus sempiterno, tamen confidit amari, quoniam se sentit amari, imo quia se amari prasentit, non redamare confunditur… » Et il ajoute à ces paroles sublimes les suivantes qui sont peut-être plus belles et plus vraies encore : « Que personne donc désespère d’être aimé (de Dieu, bien entendu) qui aime déjà (Dieu). » Cela veut dire : si je n’existe pas pour Dieu, Dieu n’existe pas pour moi ; si je n’aime pas, Je ne suis pas aimé. Le passif est ici l’actif qui est sûr de triompher, l’objet est ici le sujet qui ne doute plus de lui-même ; aimer, c'est être homme, et être aimé signifie être Dieu. Dieu dit : Je suis aimé ; l’homme dit : J’aime. Plus tard, il est vrai, cela s’intervertit, et le passif se transforme en actif, l’actif en passif.

L’homme religieux pense à Dieu parce que Dieu pense à lui : il aime Dieu parce que Dieu l’aima le premier. Dieu est jaloux de l’homme : cela veut dire que la religion est jalouse de la morale, et il n’y a pas là de quoi s’étonner ; elle lui suce son meilleur sang vital, elle donne à l’homme ce qui est à l’homme, mais elle donne à Dieu ce qui est à Dieu : en d’autres termes elle donne à Dieu le véritable sentiment du bien et du beau, elle lui donne le cœur hu-