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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

qu’au rang inférieur aux yeux de la religion, l’Homme, il faut l’élever au premier, il le poser et prononcer comme le primitif. L’amour pour l’homme doit être une sympathie primitive, une puissance sui juris et sui ordinis ; l’amour est faux et louche, s’il dérive d’une autre puissance hors de lui. L’amour, pour être une puissance vraie, sainte, portant en elle son équilibre et sa mesure, a absolument besoin de partir de sa propre impulsion : si à la fraternité vous donnez Dieu pour principe moteur, vous la falsifiez, vous la tuez : car, si théoriquement l’essence humaine est l’être suprême pour l’homme, alors doit pratiquement la loi suprême pour l’homme se trouver dans l’amour de l'’homme pour l’homme, dans l’amour interhumain, dans la fraternité.

Homo homini Deus est, voilà le principe suprême de la pratique. L’Homme doit être un dieu, ou si vous voulez le Dieu, pour l’homme ; avec la réalisation de cette thèse commence une nouvelle époque du développement humanitaire, et l’avenir aura définitivement rompu avec le passé ; il n’y aura rien de commun entre un monde qui dit : « Dieu, c’est le Dieu de l’homme, » et un monde qui dit : « L’Homme, c’est le Dieu de l’homme ; » entre ces eux mondes, il y aura un temps de mélange, de transition, de confusion inévitables, mais point de milieu. Le nouveau monde comprendra que les rapports entre l’enfant et ses parents, entre le frère et le frère, entre le mari et la femme, entre l’ami et l’ami, entre le précepteur et l’élève, bref les rapports entre homme et homme, sont des rapports moraux et immédiatement per se religieux. La vie humaine, dans ses rapports substantiels et essentiels, est de nature divine : je me sers ici de ce mot pour désigner le superlatif, le comble de toute perfection possible, kalonkagathon au plus haut degré[1]. Ce n’est pas par la bénédiction du prêtre que la sanction religieuse descend sur la vie humaine ; la religion a cette prétention, à ses yeux

  1. De là aussi comme de tant d’autres choses, appert la nécessité absolue de refaire le dictionnaire et la grammaire de la langue humaine en général. Pour un Français, pour un Anglais, pour toutes les nations romanes (où, pour parler avec Fichte, les anastomoses des mots avec les idées sont coupées et les nerfs entre la pensée et le nom ont subi la ligature), ce besoin se fait beaucoup moins sentir que pour un Germain et pour un Slave. (Le traducteur.)