Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/489

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
477
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

personne dit d’une même bouche : « Je suis Dieu, je suis Homme. » Il nie donc qu’il est homme tout en étant homme.

Quand les théologiens se mettent à réfuter la vraie philosophie, ils offrent nécessairement au monde le spectacle de Tantale ou de Sisyphe. J’invite les théologiens à me réfuter.

Mais que dire de la philosophie dite spéculative, qui n’interprète la religion chrétienne que comme une religion de conciliation, d’harmonie, de concorde, d’union et d’unité ? Cette philosophie s’obstine à ne voir dans l’Homme-Dieu que l’unité de l’Être divin et de l’être humain ; elle n’y voit point à côté de l’union leur désunion. Cette philosophie fait par là preuve d’un singulier manque de véracité et de discernement. Le Christ ne souffre qu’en homme, le Dieu en lui reste évidemment étranger à la souffrance ; or, la passibilité est le signe caractéristique de la véritable humanité : « Si quis non confitetur proprie et vere substantialem differentiam naturarum post ineffabilem unionem, ex quibus Unus et Solus extitit Christus, in ea salvatam ; sit condemnatus, » décrète le concile Later. I, can. 7 (Carranza). On voit de là que cette ineffable union de Dieu et de l’homme se dissout, déjà d’après l’orthodoxie, en une très prosaïque et très peu édifiante désunion. L’Être divin, après être descendu dans la chair humaine, y reste dans une complète désunion avec l’être humain, dans un dualisme comme auparavant. Et veuillez observer que cette scission persiste, malgré l’assurance qu’on vous donne de la fusion intégrale des deux natures ; on vous dit : « Dieu le Christ est à la fois véritablement Homme et véritablement Dieu » ; mais on se hâte d’y ajouter : « Ces deux essences sont unies d’une manière miraculeuse et ineffable (lisez illogique, ou en contradiction avec la nature même de leur relation réciproque) — par conséquent, il y a là différence substantielle, et si vous le niez, vous êtes condamnés. » Ainsi, union et désunion à la fois : unité et dualisme à la fois ; fusion et séparation à la fois ; noir et blanc à la fois.

C’est là une contradiction irrémédiable ; Luther aussi, toute son énergie, ne sait point la dissoudre (Livre de la Concorde VIII) : « Dieu est homme, l’homme est Dieu, mais il n’y a là aucune fusion des natures et de leurs qualités : chaque nature garde son essence et ses propriétés » — « Le fils de Dieu a souffert réellement, d’après la nature humaine qu’il avait revêtue ; il est réellement mort, bien que la nature divine ne puisse ni souffrir ni mourir. — Vous