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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Luther vous l’expliquera dans son antique langage (XIX, 28, 121) : « Le mot libre arbitre ou liberté de la volonté s’accorde mal avec le mot homme ; c’est plutôt un titre divin, un nom qui ne convient qu’à Dieu, et personne au monde ne doit porter ce nom-là, car il n’est fait que pour la Très-Haute Majesté divine ; le psaume 115 nous apprend que le Seigneur seul fait ce qu’il veut et comme il veut, sur cette terre, dans l’Océan, dans l’abîme et dans les cieux là-haut. Dire la même chose d’un simple mortel, fils d’Adam et d’Ève, c’est comme si je disais : cet homme va disposer de la force et du pouvoir de son Dieu. Ce serait le plus noir des blasphèmes sur terre, ce serait voler l’honneur et le nom du Seigneur Dieu. Voilà pourquoi, quand on glorifie la grâce de Dieu, il faut chaque fois ajouter que la liberté de la volonté est entièrement impuissante. La grâce de Dieu, cela signifie que la libre volonté de l’homme est nulle. »

Le même raisonnement est applicable à toutes les autres qualités de Dieu, et non-seulement à la grâce qui est la volonté de Dieu. Dieu est le Bienheureux par excellence, parce que l’homme est parfois heureux et souvent malheureux ; les malades, les prisonniers appellent bienheureux celui qui jouit de sa liberté et de sa santé. Nous n’idéalisons les objets si ordinaires, si vulgaires de la vie, que quand nous ne les avons plus, ou que nous ne les avons pas encore. Un bonheur passé nous apparaît comme entouré d’une auréole ; l’homme vivant ne jouit jamais des honneurs et de la sainteté, que nous accordons pourtant volontiers aux morts ; en d’autres mots, nous appelons sacré et saint un objet de l’idée, mais point un objet de la réalité. Ainsi, les objets de la nature étaient des objets de culte tant qu’ils occupaient l’imagination, et ils cessaient forcément de l’être quand ils devenaient objets de l’observation et de la réflexion. Les anciens Hellènes regardaient les astres comme des objets dignes de l’adoration religieuse, parce qu’aux yeux de ce peuple ils n’étaient point ce qu’ils sont en réalité. Plus tard, quelques penseurs en Grèce renversaient le trône de ces divinités, en les transportant du ciel poétique de l’imagination dans le domaine très prosaïque des sciences naturelles. Si, par conséquent, vous déplacez les qualités de Dieu en les attribuant à l’homme, si vous les changez, d’objets d’imagination qu’ils étaient, en objets de simple réalité, vous faites disparaître le charme céleste de la religion.