Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
431
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

ajoute : « On ne peut pas plus séparer les œuvres et la foi que la flamme et la lumière ; » mais les bonnes œuvres n’appartiennent pas à la justification devant le Seigneur. En d’autres termes, nous devenons justifiés devant Dieu par nos œuvres, et nous devenons bienheureux par la foi sans les bonnes œuvres. Est-ce là une séparation de la foi et des œuvres ? oui ou non — répondez ! La foi, rien que la foi, a de la valeur devant Dieu, les bonnes œuvres n’y sont pour rien, puisque la foi seule conduit au bonheur céleste ; la vertu est ici un véritable hors-d’œuvre. La foi seule a déjà une signification substantielle, la vertu seule n’a qu’une importance accidentelle ; la foi a une signification religieuse, elle est de l’autorité divine, la vertu n’est qu’humaine. D’où quelques théologiens, avec une impitoyable logique, ont tiré la conclusion suivante « Les bonnes œuvres sont superflues, voire même nuisibles au bonheur céleste. » Et, placés sur la hauteur de ce point de vue, ils ont malheureusement raison.

On m’objectera ceci : « La croyance en Dieu est la croyance à l’amour, au bien suprême, à la vertu, et par conséquent l’expression de l’âme vertueuse. » Ce raisonnement est faux. Toutes les notions morales ou éthiques sont consumées dans le feu dévorant de la personnalité divine ; elles y descendent au-dessous du niveau qui leur convient, elles deviennent de simples accidents, des choses d’un rang inférieur ; leur Sujet, le Moi divin, reste la chose principale. Innombrables sont les hymnes qui respirent le saint amour du Seigneur : mais ou n’y peut pas découvrir en même temps un sentiment véritablement élevé, une idée généreuse, une émotion vertueuse. Or, comme l’objet de la foi est la personnalité divine, la foi s’estime elle-même au-dessus de tout ; elle doit donc s’emparer des clefs du paradis, elle doit donc mettre de côté les simples devoirs humains.

Voilà ce qui est constaté : la foi impose son joug impitoyable à la morale théoriquement, elle la néglige par conséquent dans la pratique. Or, négliger la morale, veut dire la sacrifier ; et nous voyons, en effet, que la foi se montre dans des actes qui sont immoraux ; mais parce qu’ils sont favorables à la foi, ils sont censés être bons. Le salut est dans la foi ; tout doit donc se faire pour elle, tout est permis, tout est dû à elle. Enfreindre la foi, c’est diminuer le bonheur éternel, c’est commettre le crime de lèse-majesté divine.