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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Rappelons-nous aussi que dans la foi l’homme parle de l’essence humaine comme étant l’objet de l’activité divine. Or, une chose qui est objet d’une activité, est la force motrice qui la pousse à se manifester. Donc, ce Dieu qui ne pense et n’agit que pour l’existence et pour la félicité de l’homme, est le moyen à l’aide duquel celles-ci s’obtiennent : sans Dieu point de vie éternelle, point de salut céleste ; Dieu est l’instrument dont le croyant se sert pour devenir heureux. En d’autres termes, l’homme se prend pour objet lui-même en Dieu et par Dieu ; c’est une vérité religieuse de valeur universelle, et qui se matérialise enfin dans l’Eucharistie sous forme du pain et du vin. Dans l’Eucharistie, la bouche chrétienne mange et boit le Dieu qui a créé le ciel et la terre ; dans l’Eucharistie l’homme déclaré donc en mangeant et en buvant, que Dieu n’est rien autre chose qu’un simple aliment pour l’homme ; dans l’Eucharistie l’homme, par un acte organique de première importance, se pose comme le Dieu de son Dieu ; car enfin ce qu’on s’assimile non-seulement d’après l’esprit, mais aussi par la voie digestive en l’introduisant dans l’œsophage, cela doit, dans ce moment-là du moins, reconnaître notre supériorité organique. La sainte théophagie est donc la plus haute jouissance que la subjectivité humaine tire d’elle-même : manger son Dieu, c’est se le subordonner et l’absorber pour se rendre divin soi-même. Cette théophagie a été reprochée au christianisme par une critique superficielle et louche, on a même cherché à la tourner au ridicule : elle constitue pourtant un élément historique très sérieux, très tragique, et j’insiste avec force sur ce que la religion du Christ a su changer l’anthropothysie et l’anthropophagie sacrées des anciens rites, en théothysie et théophagie. Le christianisme ne dévore plus, comme fait le cannibalisme religieux, la chair humaine, il s’attaque à la chair divine.

C’est dans l’Eucharistie que la foi jette le défi le plus audacieux à la raison et à la réalité ; c’est dans l’Eucharistie que la foi capricieuse et entêtée veut faire croire à nos cinq sens que du pain est de la chair. Les scolastiques, une fois entrés dans cette voie, y marchaient avec un admirable aplomb, ils étaient logiques au milieu de l’alogie la plus hideuse ; il y avait de la méthode dans leur aliénation mentale, aurait dit Shakspeare. En disant donc : « L’hostie est du pain par les accidens et de la chair par la substance, » ils donnent à la croyance une expression abstraite et explicative.