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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

l’organisme humain, auquel il a été assimilé par voie de digestion. « Voilà en résumé notre opinion sur ce point, dit Luther (Plank, Histoire de l’origine de la doctrine protest., VIII, 369) : Nous distribuons le corps du Christ, nous le mettons entre nos dents, nous le divisons par nos dents, nous l’avalons ; de sorte que tout ce qui arrive à ce pain, arrive réellement au corps du Christ, propter unionem sacramentalem. » C’est clair, mais la théologie n’aime pas ce qui est clair : Luther se reprend (XIX, 429) et dit : « Le corps du Christ est avalé corporellement, mais il n’est point mangé et digéré, comme par exemple un morceau de viande cuite ; le corps du Christ est une chair spirituelle. » C’est moins clair, mais plus théologique ; le corps du Christ est donc un corps incorporel, une matière immatérielle, une chair qui est en même temps une non-chair (sit venia verbo), ou un objet qui est en même temps un non-objet. Voyez ici la théologie chrétienne dans tout son incomparable éclat.

Le moindre bon sens, le moindre effort d’une intelligence non dérangée, ou plutôt non dépravée, suffit déjà pour faire voir clairement tout ce qu’il y a de révoltant dans une thèse qui nie et qui affirme à la fois. On nous dit que le morceau de pain sec transsubstantié en un objet pneumato-animal, possède une force objective : et on s’empresse d’ajouter que cette force ne suffit pas, qu’il faut lui suppléer par notre propre force subjective, par notre pieux recueillement.

Quand je me recueille, quand je me replie sur moi-même, quand je descends dans les profondeurs de ma conscience, quand je m’élance dans les régions élevées de mon imagination mystique, j’exerce une influence sur moi-même, et l’influence du pain sacré devient forcément nulle. D’où s’ensuit que c’est mon âme qui commande à ce pain-là, et nullement le pain qui commande à mon âme ; l’Apôtre écrit donc aux Corinthiens (I, 11, 29) : « Un homme qui mange et boit l’Eucharistie d’une manière indigne, mange et boit son propre jugement (c’est-à-dire, sa propre condamnation éternelle), car il n’a pas su distinguer le corps du Seigneur. » C’est donc le sentiment, uniquement le sentiment, qui fait la différence d’un pain divin et d’un pain profane ; or, ce sentiment dépend de la signification que je donne au pain ; donc l’effet sur moi dépend de la signification que je veux bien donner au pain ; ce