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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

par exemple, un joujou, et après s’en être diverti il le brise, de même agit le Dieu chrétien quant à l’univers ; ce que les Hindous en parlant de leur Brahma expriment très bien, quand ils disent qu’il joue aux échecs avec lui-même ; le jeu, c’est la création. Cette activité capricieuse et arbitraire est heureusement loin d’être la seule dont l’homme soit capable, mais toujours est-il que Dieu cesse ainsi d’être le miroir de l’essence humaine, et qu’il devient celui de l’orgueil et de la vanité. « Faire quelque chose de quelque chose, dit orgueilleuse humilité, nous autres hommes le pouvons ; mais il serait plus beau de pouvoir faire quelque chose de rien : vite, donnons ce pouvoir à notre Dieu. » Et voilà un Dieu qui crée de rien, malgré la vieille vérité : Rien de rien. Il va sans dire que ce Dieu devient par là incompréhensible pour la raison.

Dieu est Amour. « C’est vrai, dit la religion, mais point amour humain. » Dieu est Raison, mais point raison humaine. Quel amour, quel raison est-il donc ? Je suis homme, et je ne saurais jamais me représenter un amour, une raison, autres qu’un amour humain, qu’une raison humaine ; je ne saurais diviser en deux ou en quatre la Raison et en faire ainsi deux ou quatre raisons diverses l’une de l’autre. Certes, je dois pouvoir m’imaginer la Raison en elle-même affranchie des entraves et des bornes que mon individualité lui impose : mais la Raison ainsi affranchie, élargie et purifiée n’est point devenue pour cela une autre raison d’après son essence, d’après sa nature intérieure. La réflexion théologique fait de la raison divine une déraison, un non-sens, un être imaginaire et chimérique comme une hallucination.

Regardez la génération du Fils de Dieu : c’est là un exemple caractéristique de ce que je viens de dire. La génération que Dieu exerce est, cela se comprend, une autre que la génération humaine. Une autre, très bien ; mais savez-vous, vous dites par ce petit mot autre que la génération divine est dépourvue précisément de ce qui est caractéristique pour l’acte de l’engendrement ? Pour que cet acte puisse avoir lieu, il faut un individu du sexe masculin et un autre du sexe féminin ; toute autre génération est un non-sens, une chimère. Or, c’est précisément l’imagination, c’est l’âme affective, qui se sent profondément agitée par cette idée confuse et bizarre d’un Dieu qui est à la fois père et fils. Ici, le raisonnement est tout à fait ployé, pour ainsi dire, sous le poids de