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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

sommes vertueux sans jeter un regard sur le paradis ; » —  cela se peut bien, du reste, mais ils ne disconviendront pas que Dieu et bonheur éternel soient dans leur esprit deux notions identiques dont l’une renferme l’autre ?

Les chrétiens ont eu dès le commencement l’habitude de se vanter de leur humilité vis-à-vis de l’orgueil païen ; à leurs yeux les vertus des païens ne sont que vitia splendida, des vices resplendissants. C’est dur ; mais — soit. Or, si vous exercez vos vertus chrétiennes seulement parce que vous voulez aimer Dieu et être aimé de lui, vous n’êtes pas vertueux par amour du Bien et par haine du Mal ; et comme ce Dieu, d’après vous, est une Personne, vous tombez dans le culte de la Personnalité : c’est de l’égoïsme spiritualisé, mais toujours de l’égoïsme. Et si vous insistez avec tant d’acharnement sur l’orgueil païen, voyez d’abord s’il mérite ce nom, à côté du vôtre ; car se faire l’unique objet chéri de l’Être-Suprême est un orgueil bien plus énergique, que celui qui n’aspire qu’à se faire chérir et admirer par les hommes présents et futurs. L’orgueil chrétien se cache, il a l’apparence de son contraire. Du reste, quand le païen meurt pour la gloire, personne n’osera dire qu’il gagne à cet échange : la vie individuelle est incommensurable, et comparée à elle la gloire d’outre-tombe n’est qu’une ombre, qu’un vide ; le mahométan, le juif, le chrétien, au contraire, ont en perspective une récompense qui fait paraître nuls les plus grands sacrifices sur terre. Que signifient quelques moments de douleur physique et psychique, que signifient même soixante ans d’un martyre continuel, quand on les compare avec l’éternité du bonheur céleste ? Un païen civilisé et moral a sur le Bien une idée plus pure qu’un monothéiste également civilisé et moral ; car pour celui-ci le Bien moral n’est qu’un attribut de son Dieu, au lieu d’être son Dieu même. Kant, Fichte, Frédéric II, sont des païens ; mais montrez-nous des caractères religieux qui soient plus grandioses et plus purs à la fois ? Ils n’ont point de Dieu, mais ils vivent dans, par et pour le Devoir moral, et ce diamant est si fort qu’il peut rayer toute autre pierre précieuse. « Mon Dieu suprême s’appelle mon devoir, » disait Fréderic de Hohenzollern (Ouvr. complets, 1835. Berlin. P. 724).