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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

s’élève pas pour cela au-dessus de la sphère des choses finies, il ne fait que remplacer un fini par un autre. L’habitant des îles Sandwich s’arrache les dents incisives, celui des îles de l’Amitié se coupe le cinquième doigt ; ils espèrent que cette mutilation volontaire et partielle les garantira de la destruction involontaire et totale du corps ; ils vont immoler leur ami, l’enfant aîné, le grand-prêtre, mais ils le font pour le salut de leur nation, pour le bonheur des autres hommes. Le Germain du Nord se perce en chantant de son glaive, dans le but de gagner ainsi par une mort violente la vie douce et éternelle au Walhalla ; le chrétien et le bramine sacrifient le bonheur terrestre, mais dans le seul but d’acquérir celui d’outre-tombe.

Par le sacrifice, l’homme satisfait à ses sympathies et à ses antipathies. Dans le premier cas l’objet immolé est agréable à ses dieux et répond à leur essence, ils ne sont donc que les notions générales des objets, mais des notions personnifiées : au dieu de la guerre on sacrifie des bêtes sauvages ; à Moloch, ce dieu destructeur, l’enfant aîné, au dieu des troupeaux et des jardins, le lait, le miel et les fleurs, aux déesses de l’amour et de la fécondité, la chasteté virginale, aux divinités célestes les animaux de couleur blanche, aux sombres divinités du monde souterrain les animaux de couleur noire. Dans l’autre cas on immole à la divinité ce qu’elle déteste : le pénitent indien et le chrétien dogmatique lui sacrifient l’instinct sexuel, l’Israélite le bouc émissaire ; le peuple d’Athènes annuellement quelques criminels, après les avoir conduits par la ville. Thémistocle, à la veille de la bataille de Salamine, immole solennellement trois neveux du roi ennemi ; sur la place publique de Rome on enterre vivants deux prisonniers gaulois. Le sacrifice est donc une action dramatique par laquelle l’homme divinise son amour et sa haine comme des êtres extérieurs et surnaturels.

Or, de tous les objets dont l’homme peut disposer, le plus précieux, le plus important par une valeur toute intrinsèque et sans égale, est la vie humaine. L’immolation de l’homme par l’homme, le sacrifice dit humain qui est en même temps le plus inhumain, appartient donc logiquement à la notion de la religion. En tuant un homme devant l’autel, on exprime à la fois la plus énergique négation de l’être humain et sa plus énergique position : le sacrifice de la vie humaine est le plus intensif, le plus douloureux de tous les