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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

mudistes, au contraire, parlent d’un paradis fantastique où l’homme ne serait jamais devenu mortel s’il n’eût pas commis le péché originel ; tandis que l’homme quand il n’est pas dans un état d’exaltation idéaliste, n’a point des désirs extravagants : une longue vie, une forte santé corporelle, intellectuelle et morale, et une mort naturelle sans agonie, voilà où se bornent ses souhaits. Pour se défaire du dogme de l’immortalité personnelle, on n’a pas même besoin de recourir à la résignation surhumaine ou antihumaine des stoïciens : il suffit pour cela de se convaincre combien sont illusoires et supranaturalistes les désirs qui lui servent de bases. Le Coran et Luther, saint Augustin et le Talmud sont parfaitement d’accord lorsqu’il s’agit de l’accomplissement des désirs au ciel, ils diffèrent entre eux seule’ment dans leurs objets ; quant au bonheur céleste des chrétiens, en tant qu’il est article de la foi, il ne peut être acquis que par le secours divin, tandis que la morale s’exerce même sans ce Dieu. Kant, qui fit de la morale l’essence de la religion, ressemble fort à Aristote, qui fit de la théorie l’essence des dieux : l’un attaque par là le christianisme, l’autre le paganisme.

L’homme monte péniblement les degrés de la civilisation, il les arrose de sueur, de larmes et de sang : mais à chaque pas il y a analogie entre le matériel et le spirituel. Quant il a déjà marché longtemps sur ce douloureux chemin, il commence à ouvrir ses yeux à un horizon plus large et plus riche, il veut que le beau s’unisse à l’utile ; ce n’est qu’alors que ses dieux aussi deviennent des êtres esthétiques. Le pauvre nègre, après avoir pris dans la bouche un morceau de viande sacrée, va le cracher à la figure de ses hideuses idoles : l’Ostiaque sibérien frotte les siennes avec du sang et de la graisse, il jette du tabac à priser dans leurs narines : le culte divin de ces sauvages n’est pas moins dégoûtant que leur nourriture. Mais voyez les Hellènes, avec leurs beaux fétiches qui présentent la forme humaine la plus idéalisée, avec leurs magnifiques solennités religieuses, processions, musique, hymnes et nuages d’encens elles étaient en rapport direct avec leur goût physique, et je n’hésite pas à dire que les dieux des Hellènes étaient leurs sens cultivés. L’homme, quand il sacrifie à ses divinités, sacrifie à lui-même, et quand il offre des hécatombes, il le fait en l’honneur de son penchant pour le luxe. « Les sacrifices, a-t-on dit, sont la négation du fini. » C’est possible, mais n’oublions pas qu’il ne