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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

C’est surtout la manie de personnifier et de concentrer en une seule personnalité, qui fut poussée à l’extrême dans le christianisme, de sorte qu’il adora la notion de la personnalité, la Subjectivité comme telle ; de là l’incapacité des chrétiens de comprendre ce qui n’était pas personnel[1]. Bayle même avoue : « Encore aujourd'hui ceux qui sont capables d’examen, trouvent dans la passion de l’amour, soit à l’égard de ses causés, soit à l’égard de ses effets, tant de caractères d’incompréhensibilité qu’ils sont obligés d’y reconnaître le doigt de Dieu et un établissement primitif de sa providence particulière. » Mais ni cet établissement ni ce doigt n’expliquent à Bayle et aux chrétiens en général la chose dont il s’agit. L’amour est l’instinct de l’espèce tout entière, quelque chose de générique qui est par conséquent l’opposite de l’instinct de l’individu, et qui doit être appelé mystère si l’on donne ce nom à tout ce qui ne se définit pas sous la forme d’une personnalité. Les philosophes païens étaient loin d’éprouver ce respect illimité pour le personnalisme. Quant à Bayle, il faut se souvenir que l’esprit humain, dans l’époque de ce grand anatomiste de la pensée, était renfermé entre la foi et la nature, également incompréhensibles à ses yeux et qui lui semblaient deux abîmes, l’un devant, l’autre derrière lui. Elle était donc là, la raison humaine, haletante et indécise : elle n’avait encore compris ni l’origine de la foi, qu’elle regarda en tremblant comme une révélation d’en haut, une autorité qui n’eût pas besoin de se légitimer, une loi absolue et positive, ni la nature, dont les causes et les effets étaient également inconnus ; le principe universel était figuré dans l’idole idéaliste qu’on appelle le Dieu subjectif ou personnel ; on frissonnait d’horreur déjà à la seule idée du Dieu spinoziste ou impersonnel, car on ne pouvait pas encore concevoir la valeur de l’essence divine émancipée des entraves de la personnalité divine, on était absolument hors d’état de comprendre l’univers autrement que comme produit d’une intention, l’ouvrage d’un artiste.

Delà le système des causes occasionnelles : le Dieu personnel,

  1. D’après le principe des Émanations Divines personnifiées, qui est la base commune du magisme, du gnosticisme, du catholicisme, du manichéisme, de l’arianisme, du platonisme, tous frères en doctrine comme en morale.  (Note du traducteur.)