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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

vere iste mundus, id est omnia sensibilia contemnenda ― utendum autem his ad vitæ necessitatem (Augustin, De moribus Eccl. cathol. I, 20). » Ainsi, c’est clair : tu dois admirer et aimer le Créateur, mépriser ses créatures, et seulement t’en servir pour les besoins de ton existence. Voilà la théorie et la pratique chrétiennes.

Le plus grand de tous les malheurs, et le plus souillant de tous les vices dont l’homme puisse se rendre coupable, est sans doute l’hypocrisie, soit subjective, soit objective ; et ce qu’il y a de triste, c’est qu’elle est devenue inévitable aussitôt que l’esprit scientifique a commencé à poindre sans que la foi dogmatique soit déjà suffisamment ébranlée. Bayle lui-même en est un exemple ; là où il s’efforce de démontrer, que la raison ordonne à l’homme de se retrancher dans la foi, qu’une chose peut paraître contraire à la raison quoiqu’étant véritable, qu’on n’abandonne pas la raison quand on la prend pour guide et pour soutenir par elle notre foi, etc. Bayle oublie ici (Entret. de Max. et Them. p. 23, 47-50. Rép. aux quest. p. 762, 1073) que Omnis res cognoscit se ipsam et pugnat contra non esse et amat se esse (Campanella, de sensu rerum, II, 15) ; d’où suit que la raison ne peut pas déraisonner, ne peut pas ordonner à l’homme de l’abandonner pour se soumettre à la non-raison, à la croyance dogmatique ; du reste, une fois admis le principe de l’insuffisance de la raison, comment lui ajouter foi quand elle nous dit : « Je suis insuffisante en matière de religion ? » Elle-même se dit indigne d’être crue, nous hésiterons par conséquent de lui croire quand elle se dit insuffisante. Voilà où même un Bayle est conduit par l’hypocrisie objective… La méthode qu’il suit pour effacer les différences entre foi et raison, n’est qu’un sophisme ; il sépare par exemple Dieu en deux Dieux, l’un bon et compréhensible pour notre raison, l’autre en apparence méchant et — partant, dit-il — incompréhensible, donc un objet de notre foi. Cette séparation est trop mécanique pour pouvoir résister à la critique, et en outre, Bayle congédie la raison quand il laisse renverser une notion primitive ou une conséquence logiquement légitime, par un fait dit historique, qui est isolé, nu, inintelligent. Dieu-le-Bon, avait dit Bayle, est en contradiction avec Dieu-le-Méchant, le père aimant des hommes en contradiction avec le despote qui, uniquement pour son bon plaisir satanique, les souille du péché originel ; cette contradiction est assez puissante