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L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

fection la prière possède une énergie suffisante pour éclater en miracles. Des miracles ne s’opèrent que là où il existe déjà une intuition miraculeuse, c’est-à-dire, où l’homme a une manière de voir qui — que les lecteurs me permettent cette tautologie — veut et peut voir des miracles. Or, des miracles ne sont que des instruments par lesquels l’homme se soumet les lois naturelles et rationnelles ; par le miracle l’homme se moque de la nature. Le but qu’il a en agissant ainsi, est donc un but pratique : c’est l’utilisme qui le pousse à prier et à faire le miracle par le secours de son Dieu. D’où suit que la religion considère l’univers d’un point de vue subjectif et pratique ; il s’ensuit que Dieu, le faiseur de miracles par excellence, est de même un être pratique et subjectif, par conséquent point un être objectif, point un objet de la pensée. Le miracle de même doit son existence uniquement au manque de la pensée, et aussitôt que nous nous plaçons au point de vue de l’intelligence, l’être miraculeux et le miracle disparaissent tout d’un coup. N’oublions pas ici, du reste, l’énorme différence qu’il y a entre le miracle religieux et le miracle naturel ; on a généralement la mauvaise habitude d’effacer cette différence, dans le charitable but de donner le change à l’intelligence, afin qu’on puisse introduire dans le domaine rationnel et réel la contrebande du miracle religieux.

Or, précisément parce que la religion ne daigne pas regarder le monde du point de vue théorique, elle y reconnaît si peu la notion du genre que celle-ci se change et devient à ses yeux la notion de Dieu. L’être universel, réel, objectif de l’univers se transforme en un être surnaturel ; mais cet autre être, ce Dieu, est un être individuel qui possède toutes les facultés des individus humains, puisqu’il en est le genre personnifié. Voilà donc la nécessité absolue qui pousse l’homme religieux à mettre en dehors de lui son essence humaine, à l’objectiver, à l’adorer ; il ne saurait faire autrement, parce que la théorie est en dehors de lui ou — ce qui revient au même — parce qu’il est en dehors de la théorie. Ce Dieu est donc son alter ego, son autre moitié qu’il vient de perdre : il se complète dans et par son Dieu, il ne redevient homme complet que dans Dieu. L’homme religieux sent qu’il lui manque quelque chose, il ne sait pas quoi ? Eh bien, ce quelque chose, c’est son Dieu, et de là cet enthousiasme avec lequel il embrasse son Dieu, qui fait en effet partie intégrante de son essence humaine. Ainsi, Lactance