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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

que pour faire confectionner son univers ; l’univers est fait, le créateur se voit congédié pour toujours, et le théoricien mécanique est même très content d’en être débarrassé : il porte déjà au fond de son raisonnement le levain de l’athéisme en germe. Bien autrement l’homme religieux : son monde créé reste toujours en dépendance de Dieu, il reste toujours semblable à une bulle d’eau qui rayonne brillamment dans la lumière, mais qui peut disparaître dans un instant. Ambroise dans son Hexameron (I, 6), dit très bien : « Voluntate igitur Dei immobilis manet et in seculum terra… et voluntate Dei movetur et nutat : non ergo fundamentis suis nixa substitit, nec fulcris suis stabilis perseverat, sed Dominus statuit eam et firmamento voluntatis suæ continet, quia in manu ejus omnes fines terræ[1]. »

La création comme acte hyperphysique de Dieu, voilà le dernier fil par lequel le théoricien mécanique est encore attaché à la religion ; il faut cependant avouer que ce fil est des plus minces et exposé à se casser à la première occasion. Aux yeux de cet homme la religion qui prêche la nullité présente du monde créé, n’est plus qu’une réminiscence, un souvenir de sa jeunesse passée, et il a par conséquent raison quand il refoule dans le passé le plus lointain le commencement de la création. Le présent, le monde existant remplit les sens, l’intelligence et le cœur de cet homme : la religion en décrète la nullité : cet homme, pour ne pas encore rompre ouvertement avec la religion, fait seulement reculer la nullité du monde

  1. Et cela doit être ; Dieu et Univers sont deux notions contradictoires : l’un des deux est nécessairement un être non-existant au fond, qui n’existe qu’en apparence ; ou l’univers est une chimère, ou Dieu en est une. Un exemple de l’incohérence illogique des idées théologiques nous donne ici les pauliciens : « Quoiqu’ils crussent et espérassent dans le Père, le Christ (bien entendu doué d’un corps magique, de sorte qu’il avait traversé celui de sa mère ainsi que l’eau passe par un conduit, et que les Juifs avaient crucifié un fantôme) l’âme humaine et le monde invisible, ils adoptaient l’éternité de la matière, substance opiniâtre et rebelle : » Deum malum et Deum bonum, dont l’un avait créé le monde terrestre, l’autre le monde invisible (Gibbon, Hist. de la Déc., éd. Guizot. T. II, p. 9). Les divagations illogiques et fausses que la théologie se permet, sont presque innombrables, puisque son principe vital, le caprice dans la pensée, appartient à la catégorie de la quantité : il en est comme des numéros d’une loterie. Parmi tant de constellations, il y a aussi parfois des logiques, ne nous en étonnons pas.  (Le traducteur.)