Page:Feuerbach - Qu'est-ce que la religion ?,1850.pdf/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
327
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

et bornée. Mais, à tout prendre, ce Dieu a cessé, une fois pour toutes, de figurer comme un être absolument nécessaire et primitif. Ce Dieu n’existe qu’à cause de l’univers ; il est désormais la prima Causa, mise à la disposition de la raison pour expliquer la machine universelle. Ne nous en étonnons pas ; un homme d’une intelligence bornée et timide s’effraie de l’idée d’un monde qui aurait une existence originairement indépendante et autonome, car cet homme est encore incapable de comprendre la nature vivante ; la majestueuse grandeur du Cosmos n’entre pas encore dans une tête, qui ne connaît que le mécanisme ordinaire et servile. C’est là le point de vue dit pratique et subjectif ; plus tard il deviendra objectif et théorique. Plus tard on comprendra tout ce qu’il y a de magnifique et de sublime dans le Grand-Tout, dans ce vaste organisme, cet océan infini, qui jaillit d’éternité en éternité de son propre sein, y retourne sans cesse et sans détour, et en surgit de nouveau ; pour parler avec le poète : « Comme dans un divin vertige et dans une divine danse ; » ce macrocosme, cet immense arbre de la vie qui ressemble à cet arbre dans le parc du roi homérique Alcinoüs, portant à la fois et toujours des feuilles, des fleurs et des fruits… L’homme qui n’a pas encore l’énergie de la pensée dialectique, heurte, pour ainsi dire, sa tête contre son univers mécanique ; ce choc lui ébranle le cerveau, et il va hypostasier, personnifier cette émotion, il en fait l’impulsion primitive par laquelle son univers aurait été lancé dans la carrière de l’existence, de sorte qu’il marche désormais sans s’arrêter comme la matière poussée par le choc d’une force mathématique. Voilà donc l’explication dialectique, c’est-à-dire, logique et psychologique, d’un univers créé.

Toute cosmogonie religieuse et spéculative n’est qu’une tautologie ; l’exemple que je viens de citer le prouve suffisamment. Dans une théorie cosmogonique, que fait l’homme ? Il définit, il déploie, il explique l’idée qu’il a déjà de l’univers ; l’explication cosmogonique est donc identique avec celle qu’il en donne ailleurs. Il en est de même dans le cas présent : l’univers est une machine inerte, par conséquent elle ne s’est pas produite elle-même, elle doit avoir été faite par un mécanicien, un architecte suprême, par un démiourgos. Sur ce point la conscience religieuse est d’accord avec la théorie mécanique, mais bientôt elles se sépareront pour devenir deux ennemies le théoricien mécanique n’a besoin du Dieu créateur