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QU’EST-CE QUE LA RELIGION

Par rapport à cette vie intérieure on peut aussi définir la grâce comme le génie religieux, et par rapport à la vie extérieure comme le hasard religieux. L’homme n’est point bon ou méchant par sa force individuelle, par sa volonté seule, mais en même temps par un ensemble de déterminations soit secrètes, soit manifestes, qui ne sont pas fondées sur la nécessité absolue ; Frédéric-le-Grand appelait cela le pouvoir de Sa Majesté le Hasard. M. de Schelling, dans son écrit sur la liberté, croit être infiniment plus profond que Frédéric de Hohenzollern, en disant que cette énigme doit s’expliquer par une détermination de soi-même faite dans l’éternité et avant notre existence terrestre ; voilà, certes, une hypothèse des plus illusoires ; mais n’oublions pas que cette philosophie schellingienne dite positive et profonde se compose au fond uniquement d’hallucinations puériles. Laissons-la donc ici de côté.

Or, la grâce divine serait-elle autre chose que le hasard élevé à une puissance mystique ? Assurément non. La religion, il est vrai, se récrie avec indignation contre le hasard, elle s’obstine à vouloir tout faire dépendre de Dieu, tout expliquer par Dieu ; mais elle s’y prend de sa manière habituelle, elle ment. Elle nie le hasard, mais cette négation n’est qu’apparente, elle le transplante dans la volonté capricieuse de Dieu. La religion dit que la volonté divine agit d’après des motifs inexplicables, mais c’est là encore une illusion qu’elle se fait, car une volonté dite suprême ou divine qui prédestine les uns au bonheur et les autres au malheur éternel, les uns à la vertu et les autres au vice, n’a aucun signe caractéristique et positif qui la distinguerait de Sa majesté le Hasard. Tout ce fameux mystère de l’élection que Dieu fait parmi ses créatures, n’est rien autre chose que le mystère ou la mystique du Hasard. Je dis la mystique, car le hasard a certainement quelque chose de mystérieux ou, si cette expression vous plaît mieux, d’énigmatique, et il vaudrait la peine de le contempler une fois sérieusement, philosophiquement. Notre misérable philosophie spéculative ou religieuse s’est toujours occupée des mystères chimériques de son Être absolu, et elle oublie les véritables mystères de la pensée et de la vie. Je répète, le mystère théologique du choix de la grâce divine est la forme théologique et spiritualiste, mais certes fort peu spirituelle, du hasard. Voilà encore une de mes explications qui fait pousser des cris aux ennemis de l’humanité, mais ce n’est pas